Les Inrockuptibles

Entretien Justice

L’HISTOIRE DE JUSTICE, la seule, l’unique : c’est celle qu’on est allés chercher chez Xavier de Rosnay, qui nous attendait avec Gaspard Augé pour revenir sur une aventure essentiell­e dans l’histoire du label Ed Banger. Comment devient-on Justice ? Comment

- TEXTE Carole Boinet et Azzedine Fall

L’aventure Justice par Xavier de Rosnay et Gaspard Augé

UNE GROSSE DIZAINE D’ANNÉES APRÈS AVOIR VU DES KIDS SUREXCITÉS BRANDIR DES CROIX EN HURLANT “WE ARE YOUR FRIENDS” DANS TOUS LEURS CONCERTS, on retrouve Justice, au calme, tout au nord d’un arrondisse­ment parisien qu’ils ne quittent que lorsqu’il s’agit d’aller jouer dans le monde entier. Xavier reçoit chez lui, dans le XVIIIe. Gaspard arrive un peu à la bourre pour retracer quinze ans d’histoire, trois albums et un sens commun du drame et du vertige qui poursuit chacune des apparition­s du groupe sur scène. Avec une modestie intacte et cet air de ne pas y toucher qui caractéris­e leurs morceaux comme leurs réponses, les Justice expliquent faire de la musique électroniq­ue sans en écouter. Si certains considèren­t leur parcours comme une épopée, eux l’ont toujours vécu comme une histoire assez simple, presque banale. Celle de deux amis passionnés de musique et de graphisme qui ont, un jour, croisé la route d’un certain Pedro Winter pour augmenter les pixels d’une carrière fulgurante. C’était au début des années 2000, un peu avant MySpace, un peu après la dématérial­isation de la musique. Posés, lucides, mais toujours animés par la même énergie créatrice, Gaspard et Xavier racontent le son de Justice au milieu des piles de vinyles.

Sur le mur trône une tapisserie kitsch à l’image d’un autre duo, encore plus emo : les frères Kennedy. “Un cadeau de Gaspard”, annonce Xavier dans un sourire. D’où vient le côté opéra qui marque la musique de Justice depuis le début ?

Gaspard — On a toujours été attirés par la musique “plus grande que la vie”, tous les emprunts à la musique classique dans la pop, les trucs genre Electric Light Orchestra. Ça nous procure des émotions plus fortes que d’écouter de la folk. Xavier — Moi, j’écoute de la folk !

Gaspard — Bien sûr, mais on aime bien l’emphase et les émotions exagérées. Dans la mélancolie ou l’euphorie, on essaie de ne jamais être tièdes.

Beaucoup de gens viennent voir Justice pour cet aspect très emphatique, presque drama. Ça ne vous a jamais paru trop étroit avec le temps ?

Xavier — Un morceau n’a pas besoin d’être agressif pour être puissant. Certains reçoivent peut-être notre musique de manière unidimensi­onnelle. Mais entre ceux qui viennent pour n’écouter que des trucs saturés et ceux qui préfèrent les trucs disco comme D.A.N.C.E., on s’y retrouve. On n’a pas l’impression d’être à l’image d’AC/DC, qui n’a jamais cessé de faire le même morceau. Le morceau est bien, donc c’est cool ! Dans Justice, il n’y a peut-être pas beaucoup plus de dimensions que cela… mais au moins deux ou trois. (Rires) Normalemen­t, sur l’étendue d’un concert, il y a de quoi faire en termes de diversité.

“Nos live, ce n’est pas un spectacle de magie, mais il y a un truc un peu David Copperfiel­d qu’on aime bien”

GASPARD

Quand vous êtes sur scène, on a l’impression que vous effectuez un travail de remixes sur vos propres morceaux.

Xavier — Complèteme­nt. Quelqu’un qui achète un disque aura toujours du temps pour l’écouter, même s’il n’accroche pas la première fois. Mais quand une personne paie une place pour venir te voir jouer en concert, il n’y a pas de deuxième chance. On essaie de répondre à un devoir d’efficacité. C’est un exercice qui nous plaît vraiment car ça nous permet de redécouvri­r les morceaux avec une autre intention. On propose des versions plus dansantes, avec des montées qu’on n’imaginerai­t pas sur un disque. On bosse huit mois pour préparer un concert. La façon d’imaginer un live de musique électroniq­ue évolue en permanence. On est tributaire­s de la partie technique. Avant de commencer, on regarde tout ce qui a été fait et inventé depuis la dernière fois qu’on est montés sur scène. C’est un gros boulot.

Quand Pedro est passé aux Inrocks pour préparer le numéro, il nous a balancé que vous alliez très rarement aux concerts.

Gaspard — Je pense que c’est peut-être lié à l’âge.

En tout cas, c’est très compliqué pour nous d’être concentrés pendant une heure et demie. Et il y a toujours un moment où on se fait chier, quelle que soit la qualité de la prestation. Xavier — Moi, j’ai toujours été comme ça, ceci dit. Gaspard — J’ai vu des trucs récemment que j’ai quand même bien aimés, comme Mac DeMarco. Vulfpeck, aussi : ce sont vraiment des brutes, ils jouent super bien et sont assez drôles à regarder. Tame Impala, aussi, a réussi à capter mon attention jusqu’à la fin. Mais on pourrait aller en voir plus.

Xavier — Même quand j’allais écouter des groupes dont j’étais un fan absolu, je n’en pouvais plus au bout de vingt minutes. Je ne sais toujours pas si c’est un problème de concentrat­ion ou de fatigue physique. J’ai vu James Brown… et c’était insupporta­ble. Bon, c’était à la fin, donc j’imagine que dans les années 1970 c’était différent.

Gaspard — Je pense que c’est quelque chose qui dirige la façon dont on pense nos live car on essaie de garder l’excitation d’un bout à l’autre. Le show commence de manière minimale sans que l’on puisse vraiment voir ce qu’il se passe sur scène. Et tous les éléments de lumière se dévoilent au fur et à mesure du show. Ce n’est pas un spectacle de magie, mais il y a un truc à la David Copperfiel­d qu’on aime bien.

Comment avez-vous vécu l’hystérie autour du premier album ?

Xavier — On ne nous a jamais reconnus quand on marche dans la rue ! Quand on est tous les deux, à la limite les gens nous remettent parce qu’on fait Laurel et Hardy. Maintenant, quand on voit des mecs avec des tatouages Justice, ça nous fait un peu bizarre parce qu’on a une espèce de responsabi­lité. Mais on n’a jamais été exposés en tant que Xavier et Gaspard. Une fois que les concerts sont finis, c’est terminé, ça ne déteint pas sur la vraie vie. La musique qu’on fait a toujours touché plus de gens qu’on ne l’imaginait. On a trouvé invraisemb­lable de jouer à Bercy.

Ça vous a gênés à un moment d’être estampillé­s duo electro alors que vous n’étiez pas spécialeme­nt branchés musiques électroniq­ues ?

Xavier — Techniquem­ent, on était un duo électroniq­ue puisqu’on est deux et qu’on faisait de la musique avec des machines. On sait que l’exposition va de pair avec les étiquettes. C’est normal. Même nous, quand on découvre un nouveau groupe et qu’on veut le présenter à quelqu’un, on essaie de le définir de la manière la plus restreinte qui soit. Et si possible de le comparer à des choses qui existent. Donc, ça ne nous a jamais dérangés d’être tout de suite estampillé­s de la sorte. Ce qui nous a particuliè­rement attirés dans les machines, c’est le fait d’être autonomes.

On adorait, et on adore toujours, les Buggles. D’ailleurs, quand on s’est rencontrés avec Gaspard, on s’est tapé dans les mains genre : “Ah ouais, toi aussi t’aimes ça !” Ils avaient compris qu’on pouvait utiliser le studio comme un instrument, et je trouve que c’est aussi cela la beauté de la musique dans les années 2000.

On peut voir pas mal de guitares et d’autres instrument­s chez toi, Xavier…

Xavier — On a toujours joué sur nos disques. Depuis We Are Your Friends, on écrit la musique en jouant. Même pour le premier album qui est fait de milliards de samples mis bout à bout, on écrivait les morceaux de manière traditionn­elle. Une fois qu’ils étaient écrits, on remplaçait chaque note par un sample que l’on tunait pour aboutir à la bonne note. Le processus a toujours été le même, en fait. On a beaucoup joué sur Audio,Video, Disco et sur Woman, comme sur Cross… Enfin, le premier album ! Je finis par l’appeler Cross parce que j’ai vu ça sur Wikipédia ! Mais nous on l’a toujours appelé “le premier album”. En tout cas, on n’a pas du tout un délire d’instrument­istes. C’est surtout un moyen de faire des choses. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on ne joue pas sur scène avec des guitares.

Ed Banger fête ses 15 ans. Comment étiez-vous à cet âge-là ?

Gaspard — Des puceaux !

Xavier — Assez normaux, en fait, ni les cool ni les souffredou­leur. Je me disais qu’il fallait juste naviguer à travers le collège et le lycée le plus doucement possible. C’est un moment à passer qui n’est ni désagréabl­e ni exaltant.

Gaspard — On n’était pas parmi les gens populaires, ce qui nous permettait de développer nos propres univers intimes.

Xavier — Une manière d’exister qui va au-delà du fait de posséder un scooter. La popularité passait par la possession de biens matériels qui te permettaie­nt d’avoir accès à ces créatures qu’on appelait les filles. En sachant cela, je ferai tout pour que mes enfants ne soient pas les cool du lycée. Ça n’est jamais bon signe. Etre populaire trop vite crée une paresse.

Qu’écoutiez-vous ?

Xavier — 15 ans, 1997… J’écoutais Parliament-Funkadelic, parce qu’en 93 j’avais acheté Doggystyle (de Snoop Dogg) qui m’a fait m’intéresser au rap. On nous disait : “Ecoute ce chanteur, il sort de prison pour homicide.” Toi, t’as 12 ans, t’es blanc, tu vis dans une famille où tout va bien et tu te dis : “Fantastiqu­e, je vais de ce pas l’acheter !”

Qu’est-ce qui vous a empêché de faire du rap ?

Xavier — Pour moi, c’était un truc de gangsters. Tu faisais du rap si tu avais un pistolet dans ton caleçon, mais sinon, c’était hors de question d’y penser… Le rap bourgeois est une invention des années 2000.

Gaspard — Dans le rap, tu racontes un quotidien, alors que la musique électroniq­ue est plus universell­e.

Xavier — Et surtout plus facile à singer. Si tu habites à Versailles et que tu entends un DJ funk, c’est plus facile de le faire chez toi que d’écrire un morceau de rap où tu dois raconter quelque chose… Il te faut le discours, la façon de le dire.

Votre première rencontre a eu lieu à une soirée ? Xavier — Oui, chez la copine d’Antoine, de Jamaica. Gaspard — Avec qui j’étais allé à un concert de Beck en classe de première !

Xavier — On se rencontre à cette soirée et on s’entend bien. J’allais à l’école avec une fille que Gaspard connaissai­t. Un jour, Gaspard doit venir la chercher, mais je sors de l’école en premier. On discute, on part ensemble, et on l’oublie ! Elle ne lui en a pas voulu. C’était l’époque des Cash Converters, où on achetait des disques à un euro et des machines pour faire de la musique qui ne coûtaient pas cher. On y passait nos journées.

Et avec Pedro ?

Xavier — La première fois, c’était à un dîner chez toi, non ? Gaspard — Oui, c’est ça, cette fameuse histoire de raclette. Bertrand (So-Me), qui était mon meilleur pote, commençait alors à travailler avec Pedro. Il avait envie de manger du fromage fondu, donc il lui a dit de passer à la maison. Avec Xavier, on avait fait deux morceaux qu’on a écoutés sur nos lits superposés. Ça lui a plu, et tout s’est enchaîné.

Vous avez souvent été perçus comme les “nouveaux Daft”, qu’en est-il des “nouveaux Justice” ?

Xavier — On est parfois surpris avec certains “nouveaux Justice”. On se dit : “Putain, tous ces efforts…”

Gaspard — Ça arrive que de nouveaux groupes se revendique­nt de nous, et c’est flatteur. Mais à l’écoute, on ne comprend pas comment ils peuvent aimer ce qu’on fait et faire ce qu’ils font !

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