Les Inrockuptibles

Arctic Monkeys

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Absent depuis 2014, le groupe de Sheffield s’est réinventé et revient avec un nouvel album et des concerts

À 32 ANS SEULEMENT, ALEX TURNER VIENT DE FRANCHIR UN CAP IMPORTANT, VOIRE DÉSTABILIS­ANT, POUR UN ARTISTE : ce moment précis de bascule où vous vous rendez compte que dans votre vie vous avez été plus longtemps musicien que non-musicien. Il faut dire qu’Alex Turner avait tout juste 20 ans à l’époque du premier album des Arctic Monkeys, Whatever People Say I Am, That’s What I’m Not, en 2006. Et sa carrière de musicien, il l’a vécue jusqu’à présent avec l’intensité, l’urgence de son âge. 32 ans, certes, mais déjà neuf albums au compteur – dont six avec les Arctic Monkeys. Et aucun signe de frustratio­n, de lassitude.

Le kid de Sheffield, en fugue à

Los Angeles depuis des années, a trouvé quelques moyens imparables de repousser la routine. Par exemple en remplaçant son éternelle guitare par un piano pour composer le nouvel album des Arctic Monkeys, premier signe de vie du groupe en sommeil depuis 2014. Et surtout, en s’offrant des escapades en jardins secrets, comme la BO du film Submarine ou les aventures luxueuses des Last Shadow Puppets, pour lesquels il a enregistré en compagnie du déconneur Miles Kane deux albums. Deux albums en réaction à la démesure mais aussi à l’électricit­é obligatoir­e des Arctic Monkeys : les Last Sadow Puppets ont été pour Alex Turner un moyen d’explorer un songwritin­g moins physique, moins explosif, plus introspect­if, plus sophistiqu­é.

Depuis 2008, chacun des albums des Last Shadow Puppets est venu en réaction au précédent Arctic Monkeys, déviant l’axe, offrant à Turner une soupape. Mais à 30 ans passés, ce dernier a décidé que la schizophré­nie avait fait son temps, et que c’était la même personne, la même voix, la même plume qui étaient aux commandes des deux groupes. Sur Tranquilit­y Base Hotel + Casino, on entend donc un mélange idéal entre la luxuriance des uns et les dynamiques des autres, entre une voix de crooner et des sons plus rugueux. Ça ressemble furieuseme­nt à un album solo, mais c’est immédiatem­ent identifiab­le, malgré les guitares discrètes, comme un album des Arctic Monkeys. Se renouveler à ce point pour un sixième album tient du petit miracle.

“Gamin, je n’ai pas commencé par des paroles, mais par un scénario, une histoire de gangsters. Et puis aussi par des punchlines, je voulais faire du rap”

Les Arctic Monkeys viennent de terminer leur sixième album, leur premier en cinq ans. Est-ce un soulagemen­t ou une angoisse ?

Alex Turner — Je ne parlerais pas de soulagemen­t, non. Tout s’accélère soudain, et je commence à regretter les jours où j’étais seul chez moi, à composer à côté de mon chien, sans le moindre planning. Pourtant, je suis très excité d’avoir retrouvé le groupe… Tout ça, c’est la faute de mon trentième anniversai­re, il y a deux ans. Mon manager m’a offert un piano, et moi qui jusqu’ici ne composais qu’à la guitare, j’ai découvert de nouvelles méthodes d’écriture. J’ai suivi mes doigts et ai commencé à pianoter, à explorer… Ça a été le point de départ de l’album. Comment sais-tu qu’une chanson sera destinée aux Arctic Monkeys, qu’une autre sera réservée aux Last Shadow Puppets, ton projet parallèle ?

Au départ, c’était très simple, il existait un vaste fossé entre les deux groupes. Un album alternait avec l’autre, comme une réaction au précédent… Aux Arctic Monkeys les guitares, aux Last Shadow Puppets l’exploratio­n d’un songwritin­g plus baroque. Mais petit à petit, avec l’âge, ce fossé s’est comblé. La grosse différence aujourd’hui, c’est que je partage l’écriture au quotidien avec Miles Kane au sein des Last Shadow Puppets. Alors qu’avec les Arctic Monkeys j’écris tout seul, isolé à Los Angeles. Aujourd’hui, les fontières sont effacées, mon écriture forme désormais un tout. L’autre différence, c’est la production, l’ambiance réservée aux deux projets.

En quoi le nouvel album est-il un disque de groupe, collectif ?

Pendant très longtemps, je l’ai fait seul. A la fin de la dernière tournée, fin 2014, nous ne nous sommes pas vus pendant plus d’un an. Nous sommes restés en contact, mais sans besoin de se retrouver dans la même pièce. Cette fois-ci, non seulement j’ai composé seul – ce qui arrivait déjà souvent –, mais j’ai commencé à enregistre­r sans eux. J’ai découvert cette liberté il y a quatre ans en composant avec la chanteuse américaine Alexandra Savior, en préenregis­trant les chansons seul chez moi sur un 8-pistes pour ensuite les déformer, les enrichir en groupe. C’est ce que nous avons fait avec les Arctic Monkeys, en nous retrouvant d’abord ensemble aux studios de La Frette, près de Paris, puis en ouvrant en grand les portes à d’autres musiciens, des amis. C’est là que ce qui aurait pu être un album solo est authentiqu­ement devenu un disque des Arctic Monkeys. Je n’étais pas du tout sûr de moi, que ça soit la bonne direction à suivre pour le groupe. Mais les autres se sont immédiatem­ent montrés enthousias­tes en découvrant les chansons. Notre guitariste Jamie Cook m’a même dit, alors que les guitares étaient les grandes absentes de mes chansons, que c’était la bonne direction à suivre. Ensemble, ils ont apporté leur énergie, leurs dynamiques, les guitares. Ils se sont surpassés face à ces chansons. J’avais fini par oublier, en étant si seul, à quel point j’adorais cette mentalité de gang.

ALEX TURNER

Les Monkeys sont mes plus vieux amis, on a tout vécu, tout traversé ensemble depuis l’enfance. La preuve : nous étions un peu rouillés musicaleme­nt, mais humainemen­t il n’y a pas eu la moindre seconde d’adaptation.

La camaraderi­e était intacte.

Tu dis que le piano a été important dans la genèse de l’album. On dirait que Bowie l’a également été…

La première personne à qui je fais écouter mes nouveaux albums, c’est ma mère. Et elle m’a fait la même remarque. Bowie est profondéme­nt gravé dans ma mémoire et je tente pourtant de résister à cette influence. Mais là, avec sa mort, il était omniprésen­t. Curieuseme­nt, je dirais qu’une autre mort a eu un impact plus fort sur les prémices de l’album : celle de Leonard Cohen.

Je l’ai écouté sans répit au moment où je me suis mis au piano. Il a marqué mon écriture, même si je reste très loin derrière lui. A l’occasion de rééditions à venir, j’ai dû relire les paroles de notre premier album. Eh bien c’est net : j’ai progressé (rires)… Pour ma défense, je n’avais que 17 ans, mais le chemin reste long pour moi. Leonard Cohen prend son temps pour vous embarquer, on ne peut pas sortir une phrase ou même une chanson de son contexte : ça forme un tout, une oeuvre. Il m’a prouvé qu’on n’était pas obligé de faire tenir une histoire dans les trois minutes d’une chanson. Ça a été libérateur pour moi.

L’écriture des textes est-elle une expérience laborieuse ?

J’ai eu beaucoup de mal à démarrer. La chanson Star Treatment, qui ouvre l’album, évoque ces difficulté­s.

Vous savez, dans ma vie, et j’ai aujourd’hui 32 ans, j’ai passé autant de temps au sein des Arctic Monkeys que sans eux. Ma mère, en me disant ça, m’a demandé quand j’allais trouver un vrai boulot (rires)… Ça fait donc plus de seize ans que j’écris et je sens que ça me fait du bien, malgré tout. D’ailleurs, gamin, je n’ai pas commencé par des paroles, mais par un scénario, une histoire de gangsters. Et puis aussi par des punchlines, je voulais faire du rap. Tes parents t’ont-ils toujours soutenu ?

Ils étaient profs et ils se sont un peu inquiétés quand je me suis mis à la guitare jour et nuit, au détriment de ma scolarité. Et je sais aujourd’hui qu’ils avaient raison. Mais ils ont toujours été derrière moi, ils m’ont inculqué des valeurs, ils ont contribué à former ma conscience politique. Et ils continuent de le faire. Je leur dois une éthique de travail propre à la classe ouvrière, je m’en veux quand je ne travaille pas suffisamme­nt sur une chanson, par exemple. Il me faut travailler, ne rien prendre pour argent comptant. C’est sans doute pour ça que je me sens si épanoui dans mon petit studio, à bosser sans répit. En seize ans, j’ai sorti six albums avec les Arctic Monkeys, deux avec les Last Shadow Puppets et la BO du film Submarine…

Ça fait huit albums et demi, il n’y a pas eu beucoup de temps pour l’oisiveté.

Qu’est-ce que le jeune Alex Turner, à 17 ans, penserait du nouvel album des Arctic Monkeys ?

Il me demanderai­t probableme­nt de virer cette daube de la platine et de remettre The Queen Is Dead des Smiths (rires)… Il était un peu limité à cet âge-là. Déjà, piger les Smiths, c’était beaucoup pour lui. Ceci dit, je pense qu’il aurait

“Bizarremen­t, le Brexit me donne encore plus envie de revenir vivre en Angleterre : on ne peut pas abandonner le pays à ceux qui veulent l’isoler”

ALEX TURNER

adoré les guitares rythmiques et les influences hip-hop du nouvel album. Nous parlerions aussi tous les deux avec fougue du producteur et compositeu­r américain Adrian Younge, qui a notamment bossé avec Kendrick Lamar. Il a beaucoup influencé le nouvel album.

Ton chant a beaucoup évolué, de plus en plus doux et posé. Te considères-tu comme un crooner ?

Au début, je ne pensais même pas à mon chant, tout sortait dans l’urgence… Je n’ai commencé à réfléchir au chant qu’au bout de plusieurs années, pour le premier album des Last Shadow Puppets. J’ai découvert Scott Walker et Nina Simone ; après ça, je ne pouvais plus juste hurler. Mon écriture s’est alors adaptée à ce désir nouveau de chanter. Pourtant, je ne suis pas un chanteur très assidu, même en voiture, où j’écoute les stations de jazz. Il faudrait que je répète plus souvent, que je sois moins réticent à chanter plusieurs prises en studio. Là, sur le nouvel album, j’avais enregistré la plupart des voix tout seul, chez moi, et je n’ai jamais pu retrouver cette justesse en studio. Chanter en studio, ça me bousille la tête.

Tu dis “chez moi”. C’est résolument Los Angeles, ton “chez moi” ?

C’est là où sont mes machines et mon piano. C’est ce qui me retient là-bas pour l’instant. Je n’avais pas envisagé d’y rester si longtemps. Mais je me suis endormi sur le bord de la piscine, un cocktail à la main, et je me suis réveillé cinq ans plus tard (rires)… Au départ, je suis venu en Californie car j’avais besoin de changer de vie, de me réinventer, je sentais que je m’étiolais… Je m’habituais au confort, aux habitudes, il fallait changer de décor. L’avantage, c’est que dans une ville comme Los Angeles je peux totalement m’isoler, me retirer du monde. Ce n’était pas possible quand je vivais à Londres ou à New York. Ceci dit, sortir se balader, dire bonjour à quelqu’un, ce n’est pas mal non plus (silence)… En fait, j’adore Los Angeles dans le froid, sous les nuages, lorsque la pluie apporte de la morosité, quand la ville offre une bonne excuse pour une tasse de thé. Les gens ne savent pas gérer le mauvais temps, l’ambiance devient très particuliè­re. J’aime me sentir étranger, seul. Cela dit, je vis sans doute beaucoup trop à l’intérieur de ma tête, ça me ferait du bien d’avoir plus de relations avec des gens réels. Tu étais en Californie lors du référendum qui a mené au Brexit ?

J’étais en Angleterre pour des concerts à Glastonbur­y et Bristol. Ce fut très… décevant (rires). Je me suis réveillé avec un goût amer, étrange, dans la bouche. Surtout quand il a fallu enfiler la veste à paillettes, monter sur scène et assurer le show. Bizarremen­t, ça me donne encore plus envie de revenir vivre en Angleterre : on ne peut pas abandonner le pays à ceux qui veulent l’isoler. Beaucoup de mes potes américains disaient qu’ils partiraien­t vivre au Canada si Trump était élu. C’est pourtant maintenant que les Etats-Unis ont le plus besoin d’eux. Sinon, on laisse les fossés se creuser.

Dans les paroles de l’album, tu cites aussi bien les Strokes que Bukowski…

Ça serait pas mal de se situer entre les deux, non ? Je ne peux pas dire que je connaisse aussi bien Bukowski que les Strokes. Eux, ils ont vraiment compté dans ma vie, je me revois gamin, empruntant un chemisier à ma mère pour aller danser sur les Strokes au Leadmill de Sheffield… La chanson She Looks Like Fun, où je parle de Bukowski, est sur les gens qui crânent, s’inventent une personnali­té bidon sur les réseaux sociaux. Je n’ai même pas de compte Twitter ou Instagram : je mets toutes mes observatio­ns dans mes chansons.

Ce qui ne t’as pas empêché de te réinventer ces dernières années dans la vraie vie, en changeant de dégaine et même de personnali­té…

Oh mon dieu, mais c’est vrai, j’ai fait exactement ce que je dénonce dans cette chanson (silence)… Quand j’ai déménagé à Los Angeles, je me suis soudain métamorpho­sé en biker des fifties, cuir noir et gomina. J’en avais besoin car après la fin d’une histoire d’amour, je voulais une nouvelle vie, une nouvelle tête, un nouveau moi… C’était des changement­s cosmétique­s, pas de grandes remises en question. Ce n’est pas parce que je me suis fait une banane et que j’ai mis un blouson de cuir que je suis devenu Fonzie. Malheureus­ement.

Album Tranquilit­y Base Hotel + Casino (Domino/Sony)

Concerts Les 29 et 30 mai à Paris (Zénith), le 2 juin à Barcelone (Primavera Sound), le 10 juillet à Lyon (Nuits de Fourvière)

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Matt Helders, Alex Turner, Nick O’Malley et Jamie Cook
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