Cannes 2018
Leto de Kirill Serebrennikov, Plaire, aimer et courir vite de Christophe Honoré, Les Eternels de Jia Zhangke… Un début de festival riche en beaux films. Dont beaucoup interrogent le moment où on a changé de siècle.
Critiques et visages de la première semaine + Cannes la nuit
UNE CHORALE DE JEUNES FILLES POLONAISES ENTONNE AVEC VIGUEUR DES CHANTS PATRIOTIQUES tandis que derrière elles trône sur tout un mur le visage peint de Staline. C’est Cold War de Pawel Pawlikowski, la chronique des amours heurtées d’un homme et d’une femme, ballotés entre les deux blocs de l’Europe coupée en deux de l’après-guerre.
Deux groupies s’infiltrent par la fenêtre des toilettes pour rejoindre le parterre d’un concert de rock. Tandis que les garçons font vrombir leurs guitares, les fans dans la salle commencent à s’agiter. Mais aussitôt, le personnel de sécurité du club enjoint les spectateurs trop turbulents de ne pas décoller de leurs sièges. La sève d’insoumission juvénile punk-rock est immédiatement endiguée par les forces de l’ordre soviétique. C’est Leto de Kirill Serebrennikov, portrait vibrant des années sauvages de quelques jeunes gens fous de musique occidentale dans l’URSS des années 1980. Les lunettes de Lou Reed, la tignasse ébouriffée et les teintures des Pistols, la félinité de Marc Bolan, le son maigre du Velvet : c’est un peu l’essence du rock, toute son histoire compressée, qu’ont ingurgitées tous ces garçons et ces filles qui rêvent à l’Ouest. La new-wave et le psychédélisme, le glam-rock et le punk, tout ce que les teenagers occidentaux ont découvert comme une chronologie dialectique, ici se mélange un peu. La légende du rock se répète à l’Est sous forme de farce, défile de façon carnavalesque, parodique, hybridée.
Des personnes d’un grand âge évoquent les conditions atroces de leur réclusion dans un camp de redressement du désert de Gobi, dans la Chine de la fin des années 1950. C’est Les Ames
mortes, le nouveau documentaire-fleuve de Wang Bing. A travers ces trois fresques de l’oppression communiste, c’est un continent de temps qui ressurgit, déja fossile et pourtant encore proche, le XXe siècle. Ce siècle dernier, révolu depuis presque dix-huit ans, l’âge de la majorité, Christophe Honoré filme son extinction dans Plaire, aimer et courir vite.
Ce monde pré-internet, tramé d’outils archaïques, répondeurs, cabines téléphoniques (elles jouent un rôle notable aussi dans Cold War), c’était hier et on en est pourtant irrémédiablement séparés. Une ultime catastrophe (l’épidémie du sida) l’a conclu de façon tragique. Et si un sentiment commun se fait jour dans ces films pourtant très différents, c’est bien dans leur façon de se retourner sur un monde auquel notre présent paraît encore organiquement lié, dont on porte collectivement les profondes cicatrices, et qui pourtant est ausculté comme un objet d’histoire, un vieux Vieux Monde.
La singularité fantaisiste de Heureux comme Lazzaro d’Alice Rohrwacher est de creuser des tunnels imprévus entre les siècles. Lazzaro est un jeune homme, beau et innocent comme un paysan pasolinien, qui vit dans une communauté rurale où il travaille pour le compte d’une marquise, sans aucune forme de rémunération, tels des serfs. Sommes-nous au tout début du XXe siècle ? Un Walkman nous indiquerait plutôt que cet espace-temps coupé du monde est plutot niché dans les années 1980. Les habitants sont isolés par la peur de rivières et d’inondations. Dans la deuxième partie du film, le bien nommé Lazzaro meurt et ressuscite, catapulté dans sa jeunesse intacte dans l’Italie de 2018. Les anciens serfs sont devenus des outcasts vivant de petite délinquance. Et à la machiavélique baronne