Les Inrockuptibles

Entretien Simone de Beauvoir par sa fille

SIMONE DE BEAUVOIR entre enfin dans la Pléiade avec la publicatio­n de six textes composant ses Mémoires. Rencontre avec Sylvie Le Bon de Beauvoir, fille adoptive et légataire des droits de l’oeuvre de l’auteure du Deuxième Sexe.

- TEXTE Nelly Kaprièlian

Simone de Beauvoir entre enfin dans la Pléiade. Rencontre avec sa fille adoptive Sylvie Le Bon de Beauvoir

SIMONE DE BEAUVOIR (1908-1986) N’A PAS SEULEMENT AIDÉ TOUTES LES FEMMES EN ÉCRIVANT “LE DEUXIÈME SEXE” (1949), première oeuvre de théorie féministe, mais aussi par la façon même dont elle vécut, refusant toutes les convention­s, et par celle aussi dont elle a placé l’écriture au coeur de sa vie et sa vie au coeur de l’écriture. Ce sont ses Mémoires, composés de six livres – de Mémoires d’une jeune fille rangée à La Cérémonie des adieux, autour de la mort de Sartre –, qui paraissent aujourd’hui en Pléiade. Ou la narration d’une existence libre où tout était lié : amour et pensée, amitié et engagement, rejet des conformism­es et théorie…

Ecrivaine, philosophe, figure engagée essentiell­e du XXe siècle, pionnière d’une vie hors du carcan patriarcal, Beauvoir s’en est pris souvent plein la figure. Son histoire d’amour avec Sartre – et leurs “amours contingent­es” – a été raillée, de même que leurs engagement­s ou les erreurs qu’ils ont pu commettre (en croyant à l’URSS pour très vite affirmer, avec honnêteté, qu’ils avaient eu tort). Elle est restée droite dans sa pensée et est encore un modèle pour les femmes du monde entier. Lire ou relire ses Mémoires aujourd’hui, c’est comprendre la genèse de cette liberté hors normes, surtout dès les années 1920.

D’abord, les de Beauvoir, ruinés, sont des déclassés. C’est peut-être là la chance de la jeune Simone : elle devra travailler. Contrairem­ent à son amie Zaza, rencontrée au Cours Desir à 10 ans, qu’elle aime profondéme­nt, et qui mourra à 21 ans, assassinée par son milieu bourgeois. “J’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort”, écrit Simone de Beauvoir à la fin de Mémoires d’une jeune fille rangée. Rencontre avec Sylvie Le Bon de Beauvoir, sa fille adoptive, légataire des droits de son oeuvre, à qui l’on doit les deux tomes de la Pléiade et le bel album biographiq­ue qui les accompagne.

Pourquoi Simone de Beauvoir entre-t-elle en Pléiade seulement aujourd’hui ?

Sylvie Le Bon de Beauvoir — Je crois qu’il y a eu pendant longtemps un divorce entre le public qui la lisait énormément et l’université qui la snobait. C’est en train de changer : les Mémoires d’une jeune fille rangée sont au programme de l’agrégation l’an prochain. De mon côté, j’ai toujours trouvé évident qu’elle entre dans la Pléiade. Quand je m’en suis ouverte à Antoine Gallimard, il a été pour immédiatem­ent. Nous avons alors cherché à constituer une équipe, ce qui prend du temps. On a commencé vraiment à travailler en 2013.

Est-ce qu’il y a un moment, au cours de votre amitié, où vous sentez qu’elle vous prépare à vous confier les droits de ses oeuvres ?

Oui. Je l’ai connue en 1960, j’avais 19 ans, et ce qui nous a rapprochée­s, c’est une totale proximité de pensée, de sensibilit­é. Il nous arrivait très rarement d’être en désaccord. C’était un peu comme dans l’amour. D’ailleurs, de ma part, c’était une forme d’amour. Elle savait que je connaissai­s bien son oeuvre, et assez vite j’ai accompagné son travail au fur et à mesure qu’elle publiait. Elle a vu, après un certain temps, qu’elle pouvait me faire confiance. Elle me disait alors : “Vous ferez ceci”, ou “Moi je ne le ferais pas, mais si vous, vous voulez le faire après…”

Je poussais des cris car je ne voulais pas envisager d’après. Mais bon, elle le disait et je l’entendais. Quand elle m’a adoptée en 1981, ce n’était plus qu’une formalité.

Comment la rencontrez-vous ?

Je l’ai connue après La Force de l’âge. Au début, je n’étais qu’une étudiante, j’étais très intimidée. Je lui avais écrit pour lui dire que j’avais lu L’Invitée, Les Mandarins et Le Deuxième Sexe, pour lui dire mon admiration. Que je venais à Paris pour faire des études de philosophi­e. Elle répondait à tout le monde, surtout aux jeunes. Elle m’a dit qu’elle partait en voyage mais qu’on se verrait à la rentrée. C’est ce qui s’est passé. Au début, on se voyait de temps en temps, elle me demandait toujours de mes nouvelles, où en étaient mes études. Puis les choses se sont accélérées. Elle m’a fait entrer dans son monde, m’a présenté ses amis. Sartre, la première fois que je l’ai vu, c’est après qu’elle a eu son accident de voiture. C’est lui qui m’a ouvert la porte de chez elle.

On a l’impression que c’est Sartre qui la pousse à écrire ses textes les plus importants…

L’écriture, c’était le centre de leur vie. Ils en parlaient beaucoup, ils se critiquaie­nt sans merci l’un l’autre. Simone de Beauvoir disait à Sartre “Mais qu’est-ce que c’est que ça, c’est nul !”, ou au contraire “Allez-y, l’idée est formidable !”

Elle l’a encouragé ou découragé… Lui aussi. C’était réciproque.

Etaient-ils drôles ?

Très ! Simone de Beauvoir avait une conversati­on pleine d’humour, d’une grande vivacité et gaieté. Et puis, elle ne monologuai­t jamais ; elle portait toujours une attention aiguë à l’autre, et elle savait écouter. Sartre aussi. Leur conversati­on était très drôle, jamais pédante mais très substantie­lle, et ils vous y associaien­t tout de suite. C’était stupéfiant pour moi qui étais étudiante, qu’ils m’associent à égalité. Ils m’ont beaucoup appris.

A l’heure où presque tout le monde écrit sur soi, comment définiriez-vous le travail autobiogra­phique de Simone de Beauvoir ?

Ce projet est essentiel chez Simone de Beauvoir dès sa jeunesse. Elle a ressenti le besoin de faire passer sa vie dans l’écriture. Mais ce qui la caractéris­e, c’est que par autobiogra­phie elle n’entend pas quelque chose de narcissiqu­e. La manière dont elle parle d’elle fait qu’elle parle aussi des autres. Son écriture sur soi est toujours ouverte sur les autres et sur le monde. C’est ce qui explique son impact et son influence. Il y a toujours une double orientatio­n dans son travail, c’est une vraie intention qui est liée à ce qu’elle est elle-même, à son existence. Ainsi, elle répondait à tous ses lecteurs, elle a aidé beaucoup de gens, soit dans leur vie, soit dans leurs projets d’écriture. Elle les a conseillés, portés, a lu leurs manuscrits quand ils étaient découragés, leur a donné des conseils, les a aidés à publier. Une générosité qui explique aussi son talent pour l’amitié. Dès sa jeunesse, elle a été très soucieuse des autres, très ouverte, très attentive à l’autre, et elle n’oubliait jamais rien. C’est un aspect fondamenta­l de sa personnali­té, mal connu, mais important pour la définir.

Comment lui vient l’idée d’écrire Le Deuxième Sexe ?

Dans sa vie personnell­e, par une chance historique

(elle a vécu sa jeunesse entre les années 1930 et 1940), elle n’a pas souffert de la part de ses camarades ou d’autres hommes d’une mise au second plan en tant que femme. C’est ensuite qu’il y a eu régression. Après la guerre, en 1946, elle a voulu écrire sur elle-même, et c’est alors qu’elle a pris conscience qu’être une femme est une dimension essentiell­e dans une vie. Ça l’a tellement passionnée qu’elle a abandonné son projet purement autobiogra­phique pour se poser la question : “C’est quoi, être femme ?” Sa réponse est la phrase géniale du Deuxième Sexe, qui concentre tout : “On ne naît pas femme : on le devient.” La nature, certes, vous a faite femme, mais

de ce fait brut ne découle pas ce qu’on entend par “femme” dans la société. “On le devient”, ça veut dire qu’on est très vite reprise en main par ce qu’on appelle aujourd’hui le genre, les stéréotype­s de genre, et ça, ça varie dans l’histoire, ce n’est pas du tout un destin. Dès lors, on peut le modifier. C’est absolument révolution­naire, et c’est ce qui a modifié la condition de quantité de femmes. Ce n’est pas un hasard si Le Deuxième Sexe est traduit dans le monde entier, et continue à l’être encore aujourd’hui. Je reçois tous les mois des demandes de traduction, récemment en coréen.

Vu le nombre d’insultes, de réactions violentes qu’elle a reçues alors, on se dit qu’elle touchait vraiment à un interdit patriarcal…

En effet, la sortie du Deuxième Sexe en 1949 a déclenché un scandale. Elle a été stupéfaite, même choquée par l’ignominie des réactions, ce qu’elle a appelé la “chiennerie française” : un déchaîneme­nt de violence, de rejet, d’insultes sexuelles. Elle a été traitée de tout, d’aigrie, de pauvre femme, etc.

C’est à partir de là que quelque chose se retourne contre elle, qu’elle est attendue au tournant ?

Par exemple, quand elle écrit “J’ai été flouée”, tout le monde lui tombe encore dessus…

Bien entendu, d’ailleurs elle l’a dit elle-même : elle a subi des attaques spécifique­s en tant que femme, et aussi à cause de ses choix politiques. Il ne faut pas oublier ses positions très tranchées contre la guerre d’Algérie. Alors, en 1963, quand elle publie La Force des choses qui se termine par la phrase “J’ai été flouée”, tout recommence : l’incompréhe­nsion, la malveillan­ce. Or, elle découvre dans ses Mémoires cette “force des choses” sous un double aspect : premièreme­nt, la condition humaine – toute vie, même la plus réussie, même la plus heureuse comme est la sienne, n’est jamais que cette vie-là ; on voudrait être et on ne fait qu’exister. Puis, sur le plan social, politique, le fait que par son éducation bourgeoise on lui a menti – on lui avait promis que le monde serait beau, mais elle a découvert la misère, l’exploitati­on, l’horreur des guerres coloniales. C’est cela que veut dire “J’ai été flouée”, et non pas “Je regrette de ne pas avoir vécu dans les rails, d’avoir vécu libre”. Des journalist­es ont même écrit : “Si vous n’êtes pas contente, faites-vous un lifting.” C’était abject, et tellement bête.

Pensez-vous qu’elle aurait écrit sur MeToo et Time’s Up ? Du fond du coeur je le crois. Evidemment.

“Son écriture sur soi est toujours ouverte sur les autres et sur le monde. C’est ce qui explique son impact et son influence”

SYLVIE LE BON DE BEAUVOIR

En 1971, elle déclare se convertir au féminisme.

Ça veut dire quoi ?

Le Deuxième Sexe était une oeuvre théorique. Pour elle, en 1949, les féministes étaient de petits groupes très fermés sur des revendicat­ions politiques, ça n’existait pas vraiment. Mais en Mai 68, les mouvements de libération des femmes apparaisse­nt, d’abord aux Etats-Unis puis en France avec le MLF. Ces jeunes femmes sont venues la trouver pour lui expliquer que, dans Le Deuxième Sexe, elle avait mis ses espoirs de libération pour les femmes dans le passage au socialisme. A leur avis, il ne fallait pas attendre cela, elles devaient dès aujourd’hui prendre en main leur propre libération. Elle a été convaincue. Cela a abouti à la légalisati­on de l’avortement, ce qui a été un énorme succès. Bref, en 1971, elle passe d’un point de vue purement théorique à un point de vue militant car l’opportunit­é est venue d’un mouvement social. Et elle a continué toute sa vie à être amie avec les féministes, à les aider, les accompagne­r.

Avant de mourir, elle avait le projet d’écrire sur sa sexualité en toute honnêteté. Pourquoi ?

Je pense qu’elle voulait parler de toutes les histoires que les femmes se racontent sur leur sexualité, soit qu’elles mentent, l’enjolivent ou la minimisent. Je sais qu’il y avait des choses qui lui tenaient à coeur, par exemple le fait que les féministes niaient le plaisir vaginal, cela l’agaçait beaucoup… Malheureus­ement, elle n’a pas eu le temps de commencer.

Reste-t-il des inédits à publier ?

Il reste ses romans de jeunesse, tout ce qu’elle a écrit avant L’Invitée. Et un énorme journal. Et des correspond­ances.

Simone de Beauvoir : Mémoires, I et II Edition publiée sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Eliane Lecarne-Tabone. L’établissem­ent des textes de Simone de Beauvoir a été revu par Sylvie Le Bon de Beauvoir. Tome I : 1 584 pages, 62 € et Tome II : 1 696 pages, 63 € (prix de lancement jusqu’au 31 décembre)

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Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, août 1939

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