Les Inrockuptibles

A quatre mains

Ecrit par BRIAN DE PALMA et SUSAN LEHMAN, Les serpents sont-ils nécessaire­s ? est le polar politique grinçant de l’Amérique post-Weinstein.

- Yann Perreau

VOICI LE TYPE DE LIVRE QUI PROVOQUE D’ABORD une certaine suspicion. Un premier roman de Brian De Palma, après plus de trente films, pourquoi pas, mais pourquoi, au fond ? S’agit-il ici de refourguer un scénario qui n’a pu aboutir en long métrage ? Et quid de cette coauteure, Susan Lehman ? Le communiqué de presse ne donnant aucune indication, une recherche rapide sur le web nous indique que cette éditrice du NewYork Times est aussi la femme du cinéaste.

On se dit d’abord que c’est sans doute d’elle que vient le plus intéressan­t de ces Serpents sont-ils nécessaire­s ? D’une part, l’acuité et la finesse politique du livre viennent sans doute de l’expertise de la journalist­e. D’autre part, si ce roman traite explicitem­ent de l’Amérique post-Weinstein, à travers les déboires de femmes abusées (symbolique­ment, mais aussi sexuelleme­nt) par des hommes de pouvoir, il se permet des points de vue plutôt politiquem­ent incorrects, qu’un homme ne saurait aisément exprimer outre-Atlantique dans le contexte actuel. A savoir, le désir de certaines femmes vis à vis du pouvoir et de l’argent, comme ces personnage­s féminins qui gravitent autour du sénateur républicai­n Lee Rogers, vieux beau, obsédé sexuel, version pathétique du Frank Underwood de House of Cards, l’intelligen­ce et la classe en moins.

Les serpents sont-ils nécessaire­s ? commence un peu trop comme un scénario, les cinquante premières pages posant les personnage­s et l’intrigue en quelques scènes efficaces. Directeur de campagne de l’adversaire de Rogers, Barton Brock a un plan machiavéli­que pour faire tomber le sénateur queutard : il lui tend un guet-apens en la personne d’Elizabeth De Carlo, belle blonde mise au pied du mur par des problèmes d’argent. Tout cela sentirait le cliché éculé (le méchant politicien mâle prédateur, blanc et républicai­n, énième avatar de Trump) si ce tableau archiconnu et tristement réaliste n’était suivi par une seconde intrigue plus originale et audacieuse.

Jeu de l’amour et du hasard, débarque un “joli cul” que le sénateur libidineux suit, presque en filature, dans un aéroport… avant de s’apercevoir que le postérieur appartient à une ancienne maîtresse hôtesse de l’air, Jenny Court. La scène est digne d’un de ces plans-séquences qui ont fait la grandeur du cinéaste, le lecteur étant mis dans la position du voyeur comme dans les films de sa période hitchcocki­enne (Soeurs de sang, Body Double).

On retrouve d’ailleurs d’autres tropes depalmienn­es : le double (Fanny, fille et sosie, vingt ans de moins, de Jenny), le jeu de masques des politiques façon Scarface ou Les Incorrupti­bles, le type plein de bonnes intentions qui sera brisé par ses proches, la conspirati­on enfin, qui se trame en toile de fond. Comme toujours chez De Palma, tout est affaire de cadrage et de montage. Le regard masculin du sénateur sur les êtres, ce male gaze, est habilement déconstrui­t par le point de vue des personnage­s féminins sur les mêmes événements, renverseme­nt de point de vue par lequel elles s’échappent de leur rôle de femmesobje­ts et reprennent en main leur destin.

On ressent le plaisir qu’eurent mari et femme à écrire ce livre, se donnant le change à travers leurs personnage­s et proposant une théorie des relations amoureuses comme un jeu de dupes où chacun peut y gagner, à condition de jouer la comédie à l’autre.

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 ??  ?? Les serpents sont-ils nécessaire­s ? (Rivages), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch, 240 p., 15,50 €
Les serpents sont-ils nécessaire­s ? (Rivages), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch, 240 p., 15,50 €

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