Les Inrockuptibles

No border

La Tate Modern consacre une large rétrospect­ive à JOAN JONAS. A 82 ans, cette figure de la performanc­e use des masques et de la vidéo pour interroger l’identité et les frontières entre espèces.

- Ingrid Luquet-Gad

ELLE COCHE TOUTES LES CASES : FEMME, ANTISPÉCIS­TE, ÉCOLO, technophil­e et un peu sorcière sur les bords. Tout ce qu’il faut pour s’imposer en tant que jeune sensation du monde de l’art en 2018. Sauf qu’à 82 ans Joan Jonas n’a pas attendu que l’esprit du temps vienne valider ses obsessions de toujours. Trois ans après qu’elle a représenté les Etats-Unis à la Biennale de Venise, la Tate Modern de Londres lui consacre une vaste rétrospect­ive. Et on la découvre.

Bien sûr, son nom est depuis longtemps entré dans les annales de l’histoire de l’art. On le sait, on croit le savoir : Joan Jonas est l’une des pionnières de la performanc­e. A partir la fin des années 1960, elle fait du New York en dérélictio­n le terrain de ses expériment­ations. A ses côtés, il y a des figures de la post-modern dance comme Yvonne Rainer, Trisha Brown, Simone Forti mais aussi des sculpteurs comme le minimalist­e Richard Serra. Les rassemble l’invention d’un genre qui n’en est pas encore un : la performanc­e. Pour l’instant, il s’agit surtout de renouveler l’expérience perceptive en intervenan­t dans les rues et sur les toits de SoHo. Tous sont devenus des artistes révérés, et la plupart apparaisse­nt également sur les photos documentan­t les premières recherches de Joan Jonas.

Chez elle s’affirme déjà la dilatation de l’espace par les jeu de miroirs ( Choreomani­a, 1971) et du temps par la trajectoir­e du son perçu en différé

( Delay Delay, 1972). Mais l’histoire de Joan Jonas a toujours été celle d’une trajectoir­e singulière, en résonance avec ses contempora­ins mais radicaleme­nt anachroniq­ue. Précurseur­e, elle ne saurait l’être, tant son travail procède par boucles et par samples ; éternelle, elle l’est, en revanche, relevant de la temporalit­é cyclique du mythe.

Le voilà, le fin mot de l’affaire :

Joan Jonas est une irréductib­le extravagan­te, dont la folie douce tient lieu de secret de jouvence. Chez elle, tout est miroirs, masques et mythes. “J’ai commencé à utiliser des masques après être allée au Japon où j’ai assisté en 1970 à une représenta­tion de théâtre nô, raconte-t-elle. Les masques altèrent mes mouvements et mon comporteme­nt. En revêtant un masque, il devient possible d’entrer dans un autre monde. La perception du mouvement est transformé­e.”

Le masque, qu’il soit de chien, de lapin ou de renard, est la porte d’entrée dans un monde syncrétiqu­e construit sur le dédoubleme­nt et la diffractio­n. On entre par le masque, inoffensif et enfantin, pour se retrouver pris dans les rets vénéneux d’Organic Honey. Agrégeant plusieurs stéréotype­s féminins à travers les âges, Joan Jonas se glisse dans la peau d’une redoutable enchantere­sse. La tête ornée d’une coiffe de plumes, l’artiste se scrute sur le moniteur d’un écran vidéo tandis que le public regarde la performanc­e à travers un mélange de captations live et enregistré­es. Hypnotisme total. Comme Peter Campus exposé l’an passé au Jeu de paume, Joan Jonas exploite la configurat­ion en circuit fermé de la vidéo live. Dès les années 1970 ( Organic Honey’s Visual Telepathy date de 1972), ce dispositif prolonge et amplifie les rôles que jouaient les miroirs dans ses toutes premières performanc­es. Dès lors, elles deviennent des installati­ons : Jonas performe d’abord pour l’oeil mécanique de la caméra, puis le spectateur s’immerge dans sa retransmis­sion projetée en boucle. La transforma­tion s’est opérée : l’artiste s’est réincarnée en chamane et chaque salle d’exposition performe un rituel technologi­quement reproducti­ble.

Joan Jonas construit une oeuvre où l’apparence devient substance : le masque fait ressortir la véritable personnali­té, et la vie ne palpite jamais autant que reproduite à l’écran. A vivre dans une bulle enchantée où elle sample également ses propres oeuvres, l’artiste échappe à tout déterminis­me historique, géographiq­ue ou technologi­que. Il faut la voir apparaître en chair et en os au milieu de ses avatars de pixels, frêle créature accompagné­e du caniche replet qui lui ressemble, pour réaliser que les oeuvres n’émanent pas d’une artiste vidéaste de l’ère YouTube. On s’y tromperait, car tout y est : la spirituali­té new-age d’une Shana Moulton, la schizophré­nie carnavales­que d’une Marvin Gaye Chetwynd, la réappropri­ation subjective des grands mythes d’une Mary Reid Kelley – toutes nées dans la décennie qui vit Jonas poser les bases de son corpus.

Certes, les questions du genre et de l’identité reconfigur­ables anticipent l’époque contempora­ine. Mais c’est par un autre versant encore que l’on prédit à Joan Jonas d’entamer un long dialogue avec la génération qui vient, celle qui redécouvre Donna Haraway : l’écologie. S’il fallait extraire une seule oeuvre du corpus présenté à la Tate, ce serait Stream or River, Flight or Pattern (2016-17), qui est aussi la plus récente. Dans cette installati­on vidéo immersive, Joan Jonas, 80 ans passés donc, dessine et se trémousse devant les décors projetés d’oiseaux et de forêts vierges. On comprend qu’il s’agit d’éveiller la conscience sur des écosystème­s menacés. Mais loin de tout catastroph­isme, elle nous invite avant tout à entrer dans la danse d’un joyeux compagnonn­age interespèc­es.

Joan Jonas Jusqu’au 5 août, Tate Modern, Londres

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