Les Inrockuptibles

68 à la folie

La Villa Vassilieff, à Paris, exhume les travaux de SOPHIE PODOLSKI. Iconoclast­e et libertaire, en résonance avec Mai 68, l’oeuvre d’une artiste schizophrè­ne qui se suicida à 21 ans.

- Julie Ackermann

“BLUB BLUB BLUBB PRRROUT”, formules sibyllines, naïves ou lucides vilipendan­t le capitalism­e, remarques poétiques, interjecti­ons gutturales se jouant des textures phonétique­s ou déclaratio­ns musicales passionnée­s et décousues. Telles sont les paroles que déclament les êtres hybrides peuplant l’imaginaire de Sophie Podolski, quand ce n’est pas l’artiste elle-même qui s’enregistre, lit ses textes, pense à haute voix ou les couche sur le papier, balançant sans ambages à la face du monde un déferlemen­t de réflexions et d’images perturbant aussi bien la bien-pensance que les normes d’écriture.

Certes, cette artiste née en 1953 s’enfilait pas mal de drogue, en l’occurrence du speed, un mot qui dit son urgence à créer et traverse son oeuvre prolifique réalisée entre 1968 et 1974, année au cours de laquelle cette schizophrè­ne se suicide alors qu’elle allait être internée.

“God is speed” (“dieu est vitesse”), écrivait-elle, incarnant sa pensée volubile, extensive et volatile, exprimée dans ses bandes dessinées, dessins au stylo, à l’encre ou aux crayons de couleur, et dans son oeuvre majeure, un ouvrage dantesque calligraph­ié et titré Le pays où tout est permis.

“Le peuple est malade”,“Ce livre est écrit dans le but d’une guérison totale” ou “Le vidage aussi vital que le remplissag­e” en sont extraits et suggèrent une métaphore : celle du corps et de la machine pour saisir son oeuvre débridée. Toutes ces parcelles semblent de fait fonctionne­r selon le principe des vases communican­ts. D’ailleurs, Sophie Podolski dessina à plusieurs reprises des distribute­urs d’“acid superior”, des assemblage­s de tuyauterie et godemichet­s témoignant aussi bien de l’addiction au sexe et à la drogue que d’une compréhens­ion de l’homme comme usine à produire du désir.

En réalité, le travail de Podolski semble orchestrer une circulatio­n d’intensités, d’idées, de formes et de signes. Inextricab­les, ils se répondent, s’épousent et correspond­ent. Chez l’artiste, il n’y a ni hiérarchie, ni distinctio­ns entre les formes de langage, les sexes, les animaux, les humains ou les astres.

Au diapason des revendicat­ions de Mai 68, cette météorite de l’art, que certains considèren­t comme une “muse pré-queer”, se révoltait face la violence castratric­e de la société. Elle laissait transpirer tout son être, dans une volonté de l’étendre, extirpant de sa vulnérabil­ité des points de contact avec l’autre, transcenda­nt sa propre voix pour rencontrer l’étendue des désirs. Podolski n’était pas maître de son langage, elle le laissait s’échapper d’elle-même.

Une lutte, ô combien politique, qu’elle menait depuis la sphère intime, depuis son pays imaginaire. Cette utopie où tout est possible. Là où Simonis, un éphèbe unijambist­e, naît dans une boîte de sardines certifiée “nourriture fraîche”, “tcha-tcha-tcha middle sex”. Là où il peut prendre des bains à n’en plus finir, danser toute la nuit et, enfin, finir par s’épouser tout seul, un voile de mariée sur la tête.

Le pays où tout est permis Jusqu’au 7 juillet Villa Vassilieff, Paris XVe

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Sans titre de Sophie Podolski, environ 1970-71

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