Les Inrockuptibles

Moha La Squale

Inconnu il y a un an, MOHA LA SQUALE est la grosse révélation rap des derniers mois. Alors que son premier album sort cette semaine, il nous accueille chez lui, dans son quartier de La Banane, en plein coeur du XXe arrondisse­ment de Paris. Interview sans

- TEXTE Azzedine Fall et Pierre Siankowski CONCEPTION ARTISTIQUE NWB studio PHOTO Benjamin Schmuck pour Les Inrockupti­bles

Inconnu il y a un an, il est la grosse révélation rap des derniers mois. Interview sans filtre dans son quartier de la Banane, à Paris

CHAQUE RENCONTRE AVEC MOHAMED BELLAHMED APPORTE SON LOT DE REGARDS DÉTERMINÉS, D’ÉCLATS DE RIRE DÉCOMPLEXÉ­S ET DE SILENCES PRÉOCCUPÉS. A 23 ans, le jeune rappeur croque la vie à 1000 % sans oublier qu’il aurait “pu la niquer à tout moment”. Passé par la maison d’arrêt de Fleury et le cours Florent, Moha est devenu en moins d’un an le newcomer le plus charismati­que du rap français. Personne ne l’a vu venir. Il faut dire que son premier morceau, un freestyle vidéo posté sur Facebook, attend toujours de fêter sa première année. Pendant des mois, le Parisien s’est fait un nom en rappant sa vie chaque dimanche, la gueule coincée entre l’objectif et les souvenirs d’une vie qui a déraillé plus d’une fois. Si La Squale est née grâce au rap, son histoire est un cri plus ancien, bien connu entre les murs de son quartier de La Banane. Entre les félicitati­ons d’une mamie heureuse que “le XXe arrondisse­ment soit dignement représenté” et le regard respectueu­x de tous les gamins du quartier, Moha se livre, prend la pause, raconte son premier album et allume ses yeux dès qu’il est question de cinéma ou de ses petites soeurs. Bienvenue à La Banane. Tu as sorti ton premier freestyle il y a moins d’un an et tout s’est emballé. Tu n’as pas l’impression d’être encore dans une phase d’apprentiss­age du rap alors que ton premier album arrive déjà ?

Moha La Squale — C’est vrai qu’il y a un an, je n’avais encore jamais rappé. Je ne suis pas le genre de mec qui écoute de la trap ou qui rappe des choses qui ne veulent rien dire. Mais chacun son truc. Il faut respecter le rap et ses différence­s, c’est une musique qui a une histoire. A partir du moment où tu te lances, il faut le faire sérieuseme­nt. Quand je suis arrivé dans ce truc, je ne savais même pas ce qu’était une mixtape.

Je ne savais pas que les clips sur YouTube venaient des chansons des albums. Le mot “streaming” n’avait pas de sens. Aujourd’hui, je rappe ma vie, et ma musique se retrouve sur des plateforme­s dont je n’avais jamais entendu parler. Quand j’étais enfant, je n’étais pas à fond dans le rap. Je ne connaissai­s pas les artistes mais c’était clairement la musique d’ambiance de ma vie. Le premier vrai son dont je me souviens, c’est Gravé dans la roche de Sniper. Ma soeur écoutait Usher, mais je ne faisais pas trop la distinctio­n entre rap et r’n’b. Ce qui est sûr, c’est que

cette musique collait avec ma vie, avec ma réalité. J’ai toujours pensé que les autres musiques existaient pour d’autres mondes. Quand j’écoutais Sniper, je me sentais concerné alors qu’un mec comme Brel me paraissait très éloigné de moi. En grandissan­t, vers 12 ans, je me suis intéressé à Booba et à Rohff. Je kiffais Demon One et Kery James, aussi. Mais quand je les écoutais, c’était déjà un truc à l’ancienne. J’écoutais la Mafia K’1 Fry en mode nostalgie. Ça me faisait penser à l’époque de mon grand frère.

Tu t’es fait connaître grâce à des vidéos qui ont beaucoup tourné sur Facebook. Aujourd’hui, la force du projet Moha La Squale tient principale­ment sur l’image que tu renvoies. D’où te vient cette envie de traverser l’écran ?

Je regardais beaucoup la télé avec mes petites soeurs.

Et ce qu’on voyait, ce n’était pas notre vie. La série Malcolm… Sur ma vie, j’aurais kiffé avoir leur vie ! Avec mon frère, je regardais des films comme La Haine, La Squale ou Ma 6-T va crack-er. Ça me fascinait car ça ressemblai­t beaucoup plus à la réalité. Je me disais que nos histoires et nos vies pouvaient apparaître à la télévision. Je savais bien que c’était romancé, mais pour moi c’était bien plus réel que Malcolm. Je crois que j’ai dû voir La Haine une grosse vingtaine de fois. Il y a des scènes tellement cultes dans ce film, comme celle dans laquelle ils se font péter par la police… Cassel est le seul à s’enfuir mais il se retrouve à attendre ses potes comme un con dans la rue pendant qu’ils se font éclater au comico. Ça me fait penser à l’époque où j’arrivais à esquiver la police alors que mes potes se retrouvaie­nt en garde à vue. Ce film me donnait l’impression d’exister.

Vincent Cassel habitait pas loin d’ici…

Il habitait juste là-bas, ouais. Et il s’est fait cambrioler, d’ailleurs ! Eh, mais je l’ai croisé une fois ! Je m’en souviens comme si c’était hier. Je devais avoir 15 ou 16 ans. J’étais sur le terrain, je vendais de la drogue, et là le mec passe devant nous en moto. C’était une star pour nous. On le voyait dans La Haine, c’était trop la banlieue, et là d’un coup il était face à nous. J’étais avec un pote et on l’a coursé direct en criant : “Oh,Vincent Cassel,Vincent Cassel !” Dès qu’il s’est arrêté, on a fait demi-tour direct, t’as capté !? (rires). Ah ! on était trop intimidés car on s’identifiai­t trop à son personnage.

Quand tu évoques les scènes des films qui t’ont marqué, tu sembles beaucoup plus passionné et habité que quand tu parles de rap.

Je me suis accroché au cinéma beaucoup plus tôt. J’avais des potes qui faisaient du rap mais je m’en foutais un peu. J’aimais bien mais ce n’était pas mon truc. Il y a encore un an, j’étais au cours Florent et je ne pensais pas du tout devenir rappeur. Aujourd’hui, la musique a pris le dessus, le rap me fait vivre, mais dans mon esprit c’est du 50/50. J’écris et j’interprète, en m’inspirant de ma vie. J’ai l’impression d’être le comédien de mon propre rôle et de contrôler plein de paramètres qui m’échappaien­t quand je faisais seulement du théâtre.

J’ai 23 ans, je suis jeune, je m’amuse. Mais quand je m’imagine vieillir avec classe, je pense plus au cinéma.

En écoutant le disque, on a le sentiment que tu t’es appliqué à décrire des lieux et surtout des personnage­s qui ont compté à différente­s étapes de ta vie. Tu voulais écrire un album comme on monte une pièce ou un scénario ?

Il y a des morceaux violents. J’ai voulu décrire des situations que j’ai vécues. Surtout, je voulais mettre en avant cet engrenage qui nous pousse parfois à faire des choses de plus en plus folles sans trop y réfléchir. Comme dans le morceau qui s’intitule Snow. Je suis jeune, donc cet album restera comme mon point de vue à ce moment précis de ma vie. Ça changera sûrement. A 12 ans, je vendais déjà de la drogue. J’avais l’impression que c’était un choix, mais avec du recul ce n’était pas aussi évident. Je pensais être un homme parce que je ramenais de l’argent. La dernière paire de baskets que ma mère m’a achetée, c’était quand j’étais en sixième. Quand je rentrais à la maison, il y avait toujours à manger, donc je ne me suis pas mis à vendre de la drogue par nécessité. J’allais au bled tous les ans. Quand je comparais ma vie avec celle de mes cousins en Algérie, je voyais bien que j’étais un roi pour eux. Là-bas, c’était vraiment la galère.

Avec le recul, qu’est-ce qui t’a poussé à vendre de la drogue aussi jeune ?

Je voulais plaire. Aux filles, évidemment, tu connais… Mais c’était plus compliqué. Je vivais dans un autre monde. Ma mère est non-voyante. Donc elle ne se rendait pas compte de tout ce que je faisais. Et il fallait aussi qu’elle s’occupe de ma grande soeur et de mes petites soeurs. Mes deux meilleures amies au début de ma vie ! On était vraiment proches.

Mon grand frère était en prison, mon père était déjà parti de la maison. Rapidement, je me suis pris pour l’homme de la famille. J’avais 12 ans, j’allais à l’école mais je vendais de la drogue. On prend souvent les petits pour des cons, mais j’étais conscient de ce que je faisais. Quand je faisais une dinguerie, j’avais peur. Mon coeur battait tellement fort. Tu veux que je t’explique comment j’ai commencé ? Je tournais en vélo dans le XXe et il y avait des grands qui vendaient. Ils avaient entre cinq et dix ans de plus que moi. Je voulais leur acheter du shit pour le revendre ensuite mais je n’avais pas d’argent. Du coup, j’ai volé des vélos. J’en poussais parfois deux en même temps sur la montée jusqu’à la place des Fêtes. Je transpirai­s ! (rires)

J’ai réussi à avoir 180 euros, mais j’avais trop peur que ma mère les trouve. J’avais calé les billets entre mes cartes Pokémon et Yu-Gi-Oh ! J’étais en stress. Comme ma mère est non-voyante, ma mère avait l’habitude de tout toucher dans ma chambre.

Et je savais qu’elle était trop chaude ! Je suis allé voir les grands mais personne ne voulait vendre 50 grammes à un gamin.

Il y en a même un qui m’a mis deux tartes. Je suis reparti en pleurant. Finalement, j’en ai trouvé un qui avait trop la dalle. Ce bâtard, il a accepté les sous direct et il m’a filé une plaquette. J’ai appris à couper avec un pote et j’ai commencé à vendre comme ça, sur mon vélo. En quelques semaines, j’avais réussi à mettre 1 000 euros de côté. Dans ma tête, j’étais millionnai­re. Et au bout d’un an, j’étais quelqu’un.

“J’ai 23 ans, je suis jeune, je m’amuse. Mais quand je m’imagine vieillir avec classe, je pense plus au cinéma” MOHA LA SQUALE

“A certains moments, je rigole et d’un seul coup je me souviens d’où je viens. Ma famille, ma copine et les quelques amis que j’ai savent qui je suis”

MOHA LA SQUALE

Quand on s’est rencontrés pour la première fois, tu disais que le plus difficile pour toi à cette époque était de ressentir la déconnexio­n avec les gamins de ton âge.

Ouais. J’ai continué à aller à l’école jusqu’au lycée mais à partir de la seconde, j’ai laissé tomber. J’étais grave distrait et ma vie était trop différente de celle de mes camarades. Le vrai déclic a eu lieu en prison. Quand j’étais petit, je croyais que les détenus étaient habillés en orange. En fait, c’est vraiment toi avec tes vrais habits. Le placard, c’est une étape à double tranchant. Soit tu changes, soit c’est mort pour toi. La première fois, j’ai fait trois mois. Je suis sorti une semaine et je suis retombé. J’avais 18 ans, j’étais le plus jeune, la petite mascotte. Mais j’avais quand même du respect. Un jour, je me pose devant les infos à la télé. C’était le 12.45 de M6. Et je vois des jeunes de mon âge qui pleurent de joie ou de tristesse devant les résultats du bac. J’avais la rage, j’avais les larmes. Car moi, dans ma cellule, je ne pensais même pas au bac. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte qu’il fallait que je change.

J’ai même repensé à mon daron, malgré tous les problèmes que j’ai avec lui et que j’évoque sur l’album. Je me disais qu’il aurait honte s’il savait où j’étais. Quand je suis sorti, je me suis calmé et je suis devenu livreur Uber Eats.

Tu parles très peu de ton père en interview et tu lui adresses une chanson sur ton album. La musique t’a aidé à faire le bilan de votre relation ?

La musique m’aide. Si tu me balances une bonne instru, je me lance et je peux me livrer. C’est ce qu’il s’est passé pour le son de J’me rappelle papa. Sur cet album, j’avais envie de me présenter. Qui suis-je ? Je me devais de parler de mon père. Son départ, la séparation : ça fait partie de mon histoire. Avec la musique, j’ai enfin trouvé le moyen de me lâcher complèteme­nt.

Une grand-mère est venue te féliciter, des gamins viennent te saluer dans le café pendant l’interview. Tu as le sentiment d’être devenu un petit héros dans le XXe ?

Un peu… Ça fait plaisir. Là aussi, je suis un peu la mascotte. Après, il y a beaucoup de jaloux mais c’est normal. Certaines personnes te kiffent tant que tu restes dans la merde. J’habite toujours dans le quartier, mais depuis que j’ai fait le cours Florent j’ai découvert un autre Paris. Pas forcément des lieux mais surtout des gens et des soirées différente­s. En faisant du théâtre, je me suis lié d’amitié avec des personnes qui n’ont rien à voir avec moi. J’ai commencé à jouer bien avant de me lancer dans la musique grâce à un court métrage qui s’appelle La Graine. J’avais été repéré dans des clips de rap filmés en bas de chez moi. Et je suis allé tourner ce court métrage à Bruxelles avec un pote. Sur le tournage, j’ai rencontré des gens tellement bons, ils m’ont fait découvrir une autre vie. Ils m’ont grave soutenu et motivé à faire le cours Florent. Ça coûtait 400 euros par mois. Le prix d’une plaquette. J’ai foncé et je me suis pris au jeu.

C’était la possibilit­é de vendre directemen­t dans l’école en même temps (rires).

Ha ha, t’as capté ! En première année, j’avais encore un bracelet électroniq­ue mais je faisais du sale de ouf.

Un prof m’a grillé un jour mais il rigolait. C’était des barres. Les camarades du cours Florent me disaient qu’au final c’étaient eux qui me payaient l’école. L’année suivante, j’ai arrêté complèteme­nt de vendre. J’ai rencontré ma meuf, qui est styliste, et puis je me suis lancé dans le rap. A certains moments, je rigole et d’un seul coup je me souviens d’où je viens. Ma famille, ma copine et les quelques amis que j’ai savent qui je suis. J’étais un autre mec il y a quelques années.

La Squale, ça n’a pas débuté il y a un an avec le rap. La Squale, c’est un tout.

A la fin de l’album, tu dis que tu n’as pas de potes.

Dans le fond, je sais que je n’ai pas d’amis. Quand je suis tombé en prison, personne ne m’a envoyé d’argent. Personne ne m’a aidé. Je ne suis pas hypocrite, je suis grave franc avec mes potes. C’est pour ça que je n’en ai pas beaucoup. Aujourd’hui, tout le monde veut être mon ami, mais il y a un an personne ne me captait dans mon quartier. Je sais que dans mon dos les gens se foutaient de ma gueule avec mes histoires de cours Florent et mon taf de livreur. Mon téléphone ne sonnait jamais. Pour mes 22 ans, j’étais tout seul avec ma meuf, Luna. Quand je l’ai connue, j’avais le bracelet. Elle n’en avait rien à foutre. Elle est passée au-dessus de ma vie. Le premier freestyle vidéo que j’ai posté a été enregistré dans sa cuisine. A la base, je voulais tourner un clip de rap en Italie, à La Scampia

(une banlieue de Naples réputée comme une des plus chaudes d’Europe – ndlr). Comme le clip Le Monde ou rien de PNL. Je n’avais pas assez d’argent pour le projet. Là encore, personne ne m’a aidé, sauf Hannibal (clippeur connu sous le nom de 420 – ndlr). Il a la main sur le coeur. C’est lui qui m’avait repéré dans les clips de rap au début. Et aujourd’hui, c’est toujours lui qui fait mes clips.

Tu as l’impression de bosser comme un fou pour que le projet La Squale perdure et se concrétise sur disque comme à l’écran ?

Tu es venu au studio pendant l’enregistre­ment. Tu as bien vu comment ça se passait. J’ai dormi dans une cave pendant quatre mois. J’ai travaillé comme un rat tous les jours. C’était dur, et je n’ai même pas encore vraiment profité de La Squale et de ce changement de vie. Je reviens de loin, j’aime ce que je fais. Quand je vendais de la drogue, je suis parti tellement en vrille que je me disais que je devrais peut-être tuer des gens. C’était impossible de continuer comme ça. Aujourd’hui, mon stress, c’est d’arriver en retard pour une interview.

Je vis dans un rêve.

Album Bendero (Elektra France)

Festivals Le 26 mai à Laval (Les Trois Eléphants), le 3 juin à Paris (We Love Green), le 16 à Marseille (Marsatac), le 29 à Poleymieux-au-Mont-d’Or (Démon d’or), le 30 au Montreux Jazz Festival, le 7 juillet aux Eurockéenn­es de Belfort, le 8 à Liège (Les Ardentes), le 14 à Montmartin-sur-Mer (Chauffer dans la noirceur), le 25 août à Charlevill­e-Mézières (Cabaret vert) puis en tournée (le 17 octobre à Paris, Olympia)

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