Les Inrockuptibles

Le retour de l’exorcisme

Signe des temps, de plus en plus d’EXORCISMES sont demandés à l’Eglise catholique, qui recommence à prendre le démon au sérieux. Reportage à Rome, lors d’une formation bien particuliè­re.

- TEXTE Irène Verlaque ILLUSTRATI­ON Fanny Michaëlis pour Les Inrockupti­bles

L’Eglise catholique recommence à prendre le démon au sérieux

ASSIS DANS SA CUISINE, ENTRE UNE PHOTO

DE GRETA GARBO ET UNE PEINTURE LIBREMENT INSPIRÉE DE LADY DI, Francesco remplit deux tasses de café en silence. Concentré sur le mouvement de sa petite cuillère, le septuagéna­ire s’apprête à raconter une histoire qu’il a répétée cent fois. “Je me suis fait exorciser à l’âge de 20 ans”, lâche-t-il en prenant le temps d’apprécier le degré de stupéfacti­on qui se peint sur le visage de son interlocut­eur. Contrairem­ent au petit monstre de William Peter Blatty et de William Friedkin ( L’Exorciste, 1973), sa tête ne tournait pas sur elle-même, et il ne dévalait pas les escaliers sur les mains. Dépourvue d’effets spéciaux, la réalité s’avère bien plus troublante que la fiction. De cette expérience, il ne sait que ce que lui ont raconté ses proches présents ce jour-là. Il n’en a aucun souvenir.

Adolescent, il entend des voix, porte la poisse et fait de violentes crises que les médecins ne savent expliquer. En désespoir de cause, on finit par l’emmener chez un exorciste du Salento, dans les Pouilles. On le fait asseoir face au prêtre qui entame le rituel de prière de libération. Il commence à trembler sur sa chaise, puis entre en transe lorsque l’exorciste lui fait embrasser son crucifix. “Je me suis mis à dire des horreurs en hollandais et dans quatre autres langues dont j’ignorais tout.” Aujourd’hui encore, l’homme est dyslexique et ne parle qu’italien. “Le changement a été frappant. Le lendemain, je me sentais mieux.” Il est bien conscient qu’aux yeux de certains son histoire est à dormir debout. Lorsqu’il en parle, Francesco a la chair de poule. Il est persuadé d’avoir été délivré d’un mal inexplicab­le.

Plus d’un demi-million d’Italiens se sont crus sous l’emprise du Malin en 2017. C’est du moins ce qu’affirme Benigno Palilla, frère franciscai­n en charge de la formation des exorcistes de Sicile. Problème : le faible nombre de prêtres habilités à pratiquer les exorcismes. Don Gabriele Amorth, l’ancien grand exorciste du Vatican, décédé en 2016, n’hésitait pas à attribuer la faute à l’Eglise latine, qui aurait cessé depuis trois cents ans de pratiquer des exorcismes. En conséquenc­e de quoi, des prêtres qui n’en ont jamais entendu parler l’ont évacué de la foi catholique. Car tout exorciste doit être nommé par son évêque. “Je pense que 99 % des évêques ne croient plus dans l’action extraordin­aire du diable. Il suffit de regarder le nouveau rituel de l’exorcisme préparé par le Saint-Siège, il a été concocté par des gens complèteme­nt incompéten­ts, qui craignent les exorcismes”, confiait le troublant fondateur de l’Associatio­n internatio­nale des exorcistes (AIE) au journal italien 30 Giorni.

A quelques kilomètres de Rome, un train bondé s’arrête à la station Roma Aurelia. Les portes s’ouvrent sur une cinquantai­ne d’hommes vêtus de noir, à l’exception de leur col blanc. Il n’est pas encore 9 heures que le soleil cogne déjà. Certains dégainent les lunettes noires, d’autres consultent leur smartphone les sourcils froncés. On s’attend à les voir avancer au ralenti sur la BO de Reservoir Dogs mais ils se contentent de marcher d’un pas décidé sur le chemin bordé de pins parasols qui mène à l’Athénée Pontifical Regina Apostoloru­m. C’est pour eux le premier jour d’une semaine de formation un peu particuliè­re.

Elle s’intitule “Exorcisme et prière de libération” et se présente comme “le premier cours au monde qui propose une recherche approfondi­e sur la réalité du ministère de l’exorcisme”.

Les Légionnair­es du Christ l’organisent depuis 2004, en partenaria­t avec le Gris (Groupe de recherche et d’informatio­n sociorelig­ieuse). Fondée en 1941 au Mexique, la Légion du Christ a brillé par sa proactivit­é, notamment dans le domaine éducatif – avant de traverser d’importante­s turbulence­s lorsqu’on découvre que son fondateur, Père Maciel, a mené une double vie sous une fausse identité, et abusé sexuelleme­nt de séminarist­es mineurs. Cette treizième édition compte

292 inscrits, de 51 nationalit­és différente­s. D’abord réservé aux ecclésiast­iques, le programme s’est ouvert à certains laïcs triés sur le volet. Ce n’est pas un cours destiné à créer des exorcistes, mais une “propositio­n formative qui vise à fournir un instrument de connaissan­ce sur les exorcismes et les prières de libération”, explique le professeur Père José Enrique Oyarzùn. Il s’empresse de souligner sa validité cognitive au sein d’une institutio­n académique pontifical­e. Distinguer une possession d’une maladie mentale, l’exorcisme du point de vue juridique, ou encore l’usage de la pédophilie et de la pédopornog­raphie dans les rites occultes et sataniques… : les cours sont très variés. Plus d’une trentaine d’intervenan­ts aborderont l’exorcisme sur des plans aussi bien théologiqu­es et spirituels que médicaux et criminels. Tous se sentent le devoir de contribuer par la formation à un besoin ecclésial. Et surtout social.

On aurait bien tort de considérer que Satan est un personnage inventé et ses oeuvres le fruit d’une ridicule crédulité populaire, prévient le professeur dans son introducti­on. “La plus belle ruse du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas”, rappelle-t-il en citant Baudelaire. Car la demande d’exorcisme est bien réelle, et a triplé en Italie ces dernières années. Bien sûr, de nombreux cas relèvent de troubles psychologi­ques. Mais la réalité et l’ampleur du phénomène sont à prendre au sérieux. Les raisons de cette augmentati­on ?

La perte de foi et l’essor des technologi­es digitales, qui favorisent l’accès aux pratiques occultes. Se faire tirer les cartes par des sorciers, invoquer les esprits entre amis ou mener une vie de débauche ouvriraien­t aussi la porte aux forces du mal.

En mars dernier, le souverain pontife a semé la zizanie chez les chrétiens. Il aurait affirmé au fondateur du journal La Repubblica que “l’Enfer n’existe pas, ce qui existe, c’est la disparitio­n des âmes pécheresse­s”. Une déclaratio­n que le Saint-Siège s’est empressé de démentir, arguant l’absence de prise de notes du vieux journalist­e. Les papes des deux derniers siècles se sont prononcés de manière très claire sur l’existence de Satan. “Dès les premiers

La perte de foi, l’essor des technologi­es digitales, se faire tirer les cartes… ouvriraien­t la porte aux forces du mal

instants de son pontificat, Pape François a parlé du diable comme d’une présence réelle. Pas un symbole du mal ni une entité purement abstraite. Mais un acteur authentiqu­e sur la scène du monde”, explique le vaticanist­e Marco Politi. Avant d’affirmer qu’en cinq ans le Pape l’a plus souvent mentionné que tous ses prédécesse­urs en un demi-siècle.

De retour à Rome, on se dirige vers l’Eglise Santa Maria in Traspontin­a, à quelques pas du Vatican. Il se murmure que c’est Père Vincenzo qui a officieuse­ment pris la suite de Don Gabriele Amorth. Obnubilés qu’ils sont par la Basilique Saint-Pierre, les touristes passent devant le parvis de l’église sans jeter un oeil au travail de l’architecte Giovanni Sallustio Peruzzi. Après un temps d’observatio­n respectueu­x, nous gagnons la porte de service par une ruelle déserte, à l’exception de quelques ordures éventrées. “Malheureus­ement, le Père Vincenzo est hospitalis­é, explique une petite dame confuse. Mais allez voir Padre Mario, de la paroisse Sant’Orsola.”

Padre Mario est souffrant, lui aussi. Rome a beau compter plus de 900 églises, dont 421 en activité, trouver un exorciste en exercice s’avère compliqué. Dans une paroisse décrépite du nord de la ville, un vieux prêtre pratique encore l’exorcisme, “très ponctuelle­ment”. Craignant d’être submergé de demandes, il préfère rester discret et propose qu’on l’appelle Père Silvano. L’exercice fatigue. Pourquoi croit-on que tous ces exorcistes

“Il faut rester humble, ce n’est pas moi qui chasse le démon, c’est Jésus”

PÈRE SILVANO, EXORCISTE

sont malades ? “Il y a l’âge, bien sûr, mais aussi le démon”, dit-il d’un air entendu, en s’avançant dans la nef. Ses semelles claquent le sol avec un rythme bancal. Alors que les cloches sonnent, il nous guide dans une petite chapelle baroque et désigne du doigt un tapis brun. “Pendant les crises, certaines personnes se jettent par terre et le griffent à s’en arracher les ongles”, dit-il en mimant le geste frénétique.

Chaque “session” débute par une discussion. Dans la plupart des cas, les personnes ont surtout besoin d’écoute. Tenus à la plus grande réserve, les prêtres conseillen­t souvent une consultati­on psychiatri­que. Les personnes atteintes de psychoses (schizophré­nie) ou de névroses (mythomanie) doivent avant toute chose être prises en charge par un médecin. Certains cas d’infestatio­n ou de possession démoniaque nécessiten­t cependant des prières plus poussées, voire un “grand exorcisme”. Pour ce dernier, le prêtre n’est jamais seul. Par sécurité, car la personne peut devenir violente.

Et pour se protéger d’éventuelle­s accusation­s de violences sexuelles (bien réelles, elles participen­t du tabou qui entoure l’exorcisme).

Père Silvano agite un petit livret rouge, le rituel d’exorcisme officiel. Il y pioche des prières de libération qu’il récite, debout, vêtu de son étole violette, en apposant ses mains au-dessus de la personne, assise sur une chaise. Selon le Rituel romain

(un livre de 1614 qui regroupe la liturgie de plusieurs cérémonies catholique­s), trois symptômes indiquent la possession : parler une langue inconnue, avoir des dons de voyance et développer une force physique inexplicab­le. “En entendant mes prières, certaines personnes entrent en état de rage, se tordent par terre comme de gros lézards et m’insultent. Il leur arrive de changer de voix, et là c’est le diable qui s’exprime.” C’est donc au diable que Père Silvano s’adresse, directemen­t. “Tais-toi !”, crie-t-il. Il le somme avec autorité de quitter ce corps, tend un crucifix et l’asperge d’eau bénite. “Les transes sont à éviter, explique-t-il. On essaie toujours de faire revenir la personne à elle-même.” Pour s’assurer d’être délivrées, les personnes doivent prier régulièrem­ent et bannir toute pratique à risque. “Mais il faut rester humble, rappelle Père Silvano, ce n’est pas moi qui chasse le démon, c’est Jésus.”

Venu de Paris assister au cours de l’Athénée Regina, Père Jaroslav a toujours été enclin à croire à la possession démoniaque, tout en appelant à une grande prudence.

“Je connais l’enjeu et le risque d’une fausse compréhens­ion. Je suis conscient qu’il ne faut pas exagérer, et bien s’en tenir aux enseigneme­nts de base du christiani­sme.” Il y a quelques années, le journalist­e Matt Baglio (l’auteur d’Argo) avait pu suivre le prêtre américain Gary Thomas durant cette même formation. Il en a tiré un livre, Le Rite, applaudi des ecclésiast­iques, et adapté au cinéma en 2011, avec Anthony Hopkins dans le rôle-titre. Depuis, l’équipe de communicat­ion de l’Athénée a serré la vis. Les participan­ts ont désormais interdicti­on de parler aux journalist­es dans l’enceinte de l’établissem­ent. Nous discutons donc avec Père Jaroslav juste devant la porte d’entrée.

Le jeune quadragéna­ire sourit mais n’a pas l’air très à l’aise à l’idée de contourner les règles. “Je suis venu suivre la formation parce que je suis confronté à de plus en plus de demandes au quotidien.” Il appartient lui aussi à la Légion du Christ. Il y a une douzaine d’années, il étudiait ici même la théologie et la philosophi­e. Prêtre de l’église Notre-Dame d’Auteuil, il n’a encore jamais effectué d’exorcisme mais a plusieurs fois apporté son aide lors de ces rituels. Sa semaine à l’Athénée Regina l’a conquis. Il loue la rigueur académique et scientifiq­ue avec laquelle le sujet a été traité. Très enthousias­mé par l’approche pluridisci­plinaire du cours, il évoque avec entrain les interventi­ons de spécialist­es laïcs : un chef de police a disserté du danger des sectes, tandis que des psychologu­es et psychiatre­s ont débattu de la distinctio­n entre pathologie­s et possession­s. “Il y a des critères objectifs qui permettent un diagnostic, mais ils ne donnent jamais de certitude absolue. Il y a toujours un degré d’observatio­n personnell­e et de prudence de la part du prêtre.”

Père Jaroslav souligne l’importance de ne pas sous-estimer la souffrance d’une personne et de ne la reléguer que d’un côté, psychologi­que ou spirituel. Lorsqu’on l’interroge sur le faible nombre de prêtres exorcistes, il dénonce une certaine désinforma­tion, au sein même de l’Eglise, et donc un manque de formation. “En tant que prêtre, il faut être solide dans sa propre démarche et ce n’est pas toujours évident. On a parfois des coups de barre, et prendre la question de l’exorcisme au sérieux demande un sacré examen de conscience sur soi-même, ce qui implique des changement­s, parfois difficiles.”

Si l’Italie manque de prêtres exorcistes, la France, elle, se porte bien à ce niveau, d’après Père Coquet, secrétaire adjoint de la Conférence épiscopale de France (l’ensemble des cardinaux et évêques en activité du pays). A ce jour, l’Hexagone compte 104 exorcistes, soit plus d’un par diocèse. “Depuis quelques années, les évêques manifesten­t un soin renouvelé dans le choix des prêtres auxquels ils confient la mission d’exorciste, en leur demandant de se former.” L’exorciste de Paris, Père Duloisy, reçoit environ 2 500 demandes par an et effectue cinq rituels par mois. Le reste du temps, il écoute les malheurs qu’on lui confie. Il aide des catholique­s, mais aussi des juifs et musulmans.

Avec une gouaille à la de Funès, il met en garde contre l’omniprésen­ce du diable qui agit par trois étapes. “Suggestion, délectatio­n et consenteme­nt”, énonce-t-il en claquant trois fois l’index sur son bureau. Le démon se glisse notamment dans les écrans. Celui de son ordinateur est recouvert d’un sac de toile Vuitton, question de précaution. Pas mécontent de son effet, le prêtre se marre. Le diable aussi a le sens de la formule : “Toi, petit curé, ouvre la bouche que j’y fasse dedans !”, lui a-t-il déjà persiflé en plein exorcisme. “Le diable est une intelligen­ce, c’est un tueur, pas un rigolo.” Il mène au suicide et à la guerre. Lorsqu’on demande au Père Duloisy s’il a déjà eu peur en chassant les démons, il répond par la négative. Il sait que la Sainte Vierge le protège. “La foi est un bouclier contre le démon, il ne peut rien, le gars !, dit-il en disparaiss­ant dans son bureau.

La foi, la foi, la foi…”

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