Les Inrockuptibles

Kader Attia

Au MAC VAL, à Vitry-sur-Seine, KADER ATTIA propose son exposition la plus personnell­e et invite à s’interroger sur les rapports complexes que la société française entretient avec son passé colonial.

- TEXTE Ingrid Luquet-Gad et Julie Ackermann PHOTO Kader Attia

Au MAC VAL, à Vitry-sur-Seine, l’artiste propose son exposition la plus personnell­e

IL EN PARLE COMME D’UN RETOUR À LA MAISON : de Garges-lès-Gonesse, où un prof d’arts plastiques bienveilla­nt l’emmène pour la première fois au Louvre, jusqu’au musée d’art contempora­in MAC VAL à Vitry-Sur-Seine, qui lui dédie actuelleme­nt une exposition solo. Entre-temps, quarante ans ont passé et l’enfant des quartiers est devenu l’un des artistes français avec lesquels il faut compter. Lauréat en 2016 du prix Marcel-Duchamp, fondateur la même année du lieu indépendan­t de débats et d’exposition­s La Colonie,

Kader Attia vient de signer au Palais de Tokyo un duo-show avec Jean-Jacques Lebel. Mais c’est au MAC VAL qu’il livre sa propositio­n la plus personnell­e.

L’exposition se visite comme un long parcours initiatiqu­e qui rejoue les mêmes dispositif­s de contrôle que ceux des premières cités-dortoirs, dont la première pierre scellait le destin des utopies architectu­rales. Parmi les décombres du modernisme gisent également les illusions de la première vague de travailleu­rs immigrés arrivés en France dans les années 1960-70. Cette histoire, Kader Attia la connaît bien, ses parents ayant dû quitter leur Algérie natale décimée par la colonisati­on pour venir s’installer en banlieue parisienne. Du parfum des clous de girofle jusqu’aux spectres de l’“affaire Théo”, des pièces les plus littérales aux entretiens avec des psychanaly­stes, les oeuvres anciennes et récentes invitent à la traversée subjective d’une société qui n’en finit pas de se déchirer face à son passé colonial. Julien Creuzet à Bétonsalon, Mohamed Bourouissa au musée d’Art moderne, Neïl Beloufa au Palais de Tokyo et maintenant ton solo au MAC VAL à Vitry-sur-Seine : les derniers mois auront marqué la consécrati­on d’artistes travaillan­t sur une immigratio­n dont ils sont eux-mêmes issus. Comment vis-tu ce moment ?

Kader Attia — Il m’est assez compliqué de répondre, car je commence à être le doyen de cette génération. Cela fait bientôt deux décennies que je travaille sur les problémati­ques postcoloni­ales. Il n’y a pas si longtemps, on me demandait encore des oeuvres plus poétiques, sous prétexte que la colonisati­on aurait pris fin lorsque les pays ont accédé à l’indépendan­ce. Cette lutte, j’y ai cru. J’aurais tout aussi bien pu le faire en activiste, et peut-être que je le suis d’une certaine manière. Pour répondre plus directemen­t, je ne pense pas que cette visibilité soudaine en France soit liée à un changement des mentalités du monde de l’art. Ce changement-là n’est que de façade. La société française est, quant à elle, bel et bien en train d’évoluer.

Les institutio­ns artistique­s mettraient donc plus de temps à changer que la société ?

Beaucoup plus de temps, en effet ! Mais exposer au MAC VAL a une significat­ion très différente que de le faire au Centre Pompidou ou au Palais de Tokyo. Voilà à mon avis un musée qui est beaucoup plus en phase avec la société que les autres musées

“Le corps postcoloni­al est le fil conducteur qui mène de l’esclavage à la colonisati­on, puis à la discrimina­tion ambiante”

KADER ATTIA

parisiens. Pour une raison très simple : il est géographiq­uement situé en face de la population confrontée aux problémati­ques postcoloni­ales évoquées. La même qui, reléguée au-delà du périphériq­ue, n’a pas d’espace de parole ni de visibilité suffisante.

Les racines poussent aussi dans le béton est une exposition très personnell­e, par moments carrément autobiogra­phique. Etait-il important pour toi de rappeler que tu as grandi en banlieue ?

Ça l’est tellement que j’ai dû décaler la date de l’exposition à plusieurs reprises. Je voulais prendre le temps de m’imprégner du contexte. J’ai aussi tenu à produire un livre (pas un catalogue !) pour remettre au centre le Kader d’il y a vingt ans, celui qui se baladait entre Ménilmonta­nt, Belleville, Garges-lès-Gonesse et photograph­iait avec un appareil Lomo femmes, enfants, jeunes et vieux. Le livre contient des photos de mon enfance, de mes soeurs, de ma famille, prises dans les années 1980. A travers elles, il s’agit de montrer le corps postcoloni­al dans son environnem­ent, de montrer qu’il a été visible. Car la grande problémati­que des descendant­s des travailleu­rs immigrés, dont je fais partie, est le temps qu’il aura fallu pour devenir visibles dans les médias, la politique et les arts. J’ai toujours mis en avant ma famille. Je n’ai rien à cacher, je n’essaie pas de m’inventer un passé flamboyant.

Entre les premières photos au Lomo et aujourd’hui, la représenta­tion du corps postcoloni­al a-t-elle évolué ?

Elle a évolué mais dans le mauvais sens du terme. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu montrer la vidéo Les Héritages du corps : le corps postcoloni­al, où des penseurs, théoricien­s et journalist­es intervienn­ent autour d’épisodes de violence locale – dont la fameuese “affaire Théo” de 2017. Lorsqu’on a des jeunes en train de glander, le corps en attente est considéré comme une proie à soumettre par le pouvoir policier, lui-même bras armé du pouvoir politique. L’affaire nous met face à l’échec de la Marche des beurs de 1983, dont le désir de visibilité et donc de réparation n’aura pas abouti. Or, selon moi, le corps postcoloni­al est le fil conducteur qui mène de l’esclavage à la colonisati­on, puis à la discrimina­tion ambiante. Lors de la grande période de migration des années 1960-70, il a été proposé à ces personnes, en majorité issues d’Afrique du Nord, d’intégrer le corps social de la société française en étant elles-mêmes des corps. Des corps-objets, plus précisémen­t. Venues pour la plupart des campagnes et de milieux très pauvres, elles ne trouveront comme moyen de subsistanc­e que la vente de leur corps. Les hommes travaillen­t sur des chantiers ou dans des usines, les femmes font les ménages ou la caisse.

Cela voudrait-il dire qu’en France, nous n’avons pas su produire des modèles d’identifica­tion positifs pour les enfants d’immigrés, comme cela a été le cas avec le hip-hop ou le sport aux Etats-Unis ?

Il y a une oeuvre plus ancienne que j’aurais pu mettre dans l’exposition, une marque fictive de vêtements appelée “Hallal”. Je m’étais demandé ce que feraient les jeunes des quartiers s’ils créaient leur marque. Je m’étais inspiré de toute la vague du streetwear qui arrivait alors des Etats-Unis, à l’image de FUBU dont le nom veut dire “For Us, By Us” et qui est une vraie marque du ghetto black. Tous les mecs du hip-hop US en portaient, de Dr. Dre à The Pharcyde. J’avais poussé le truc en imaginant une “halalisati­on” de la société française, une absurdité puisque ça ne concerne normalemen­t que les produits d’origine animale. Chaque année qui passe prouve malheureus­ement à quel point ce projet anticipait ce qui allait nous péter à la gueule. C’est-à-dire une communauta­risation de la société française, et de la société musulmane française en particulie­r. Or, si l’on fait la chronologi­e des affaires de violences policières, on se rend compte que depuis “Hallal”, qui date du lendemain du 11-Septembre, il y a une multiplica­tion de faits totalement occultés par les mass media. Un récit hégémoniqu­e national s’impose en étouffant les autres versions des événements. Il est temps de comprendre que la société française, c’est aussi la menthe et le piment, ces jeunes que l’on somme de s’intégrer alors qu’ils sont français.

L’écueil est toujours de fétichiser l’Autre. Lorsque tu pars de l’échelle individuel­le et personnell­e pour aborder ces sujets, est-ce pour tenter d’y échapper ?

C’est en tout cas la raison pour laquelle je travaille avec des psychanaly­stes. Nous avons tous conscience que les grandes idéologies n’ont pas fonctionné. Or, aborder la psychologi­e et la psychanaly­se sous l’angle du politique permet de prêter attention à l’autre échelle, la petite et la personnell­e. J’y crois beaucoup.

Et en même temps, ton oeuvre est fortement nourrie par ton bagage théorique. Dans quelle mesure te distingues-tu d’un chercheur universita­ire ?

Mon travail est de réinvestir le champ de l’émotion, que la gauche a abandonné et laissé à des personnali­tés comme Bush ou Berlusconi. Il s’est passé la même chose dans l’art, qui, à partir des années 1980, se fait conceptuel. Il nie l’odeur, le bruit, les textures. C’est intéressan­t, mais ça nous a coupés du public. C’est une rupture grave. Alors, quand je travaille avec des théoricien­s pointus dans mes vidéos, je leur demande toujours de donner des exemples personnels et de prendre en considérat­ion les spectateur­s qui vont les écouter. Mes exposition­s sont ponctuées d’oeuvres qui manifesten­t le souci de transmettr­e quelque chose.

Tu vis entre Paris et Berlin. Observes-tu des différence­s de traitement de ces questions ?

J’habite Berlin, mais depuis que j’ai créé La Colonie, je reviens quasiment tous les mois à Garges-lès-Gonesse, où j’ai grandi. Le fait de vivre loin m’a ouvert les yeux sur l’image que l’on se fait de la France à l’étranger, dominée par l’imaginaire de la cité haussmanni­enne. Si vous demandez à des amis étrangers de vous décrire l’architectu­re française, ils ne vont pas mentionner les barres de HLM. La négation de cette réalité est pour moi l’un des éléments visibles permettant de comprendre à quel point la subculture des banlieues est elle aussi niée. Par exemple, on dit “le rap français” plutôt que “le rap des quartiers”, alors que c’est de là qu’il vient. Cet héritage des quartiers ne s’incarne pas systématiq­uement dans ma pensée ou ma pratique, mais il les travaille souterrain­ement.

Les racines poussent aussi dans le béton Jusqu’au 16 septembre, MAC VAL, Vitry-sur-Seine

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