Les Inrockuptibles

Histoires secrètes des Etats-Unis

Esclavage, pauvreté, désespoir… A travers trois titres folk interprété­s par Bob Dylan, Geeshie Wiley ou Bascom Lamar Lunsford, GREIL MARCUS explore l’inconscien­t collectif américain.

- Yann Perreau

AU SUJET DU NOUVEAU LIVRE de Greil Marcus, commençons par préciser le programme prometteur que porte son titre : Three Songs, Three Singers, Three Nations a pour ambition de révéler, à travers trois chansons issues de la culture folk, trois visages des Etats-Unis. “Trois nations qui cohabitent au sein du même pays”, comme il l’écrit. Ballad of Hollis Brown de Bob Dylan (1964), Last Kind Words Blues de Geeshie Wiley (1930) enfin I Wish I Was a Mole in the Ground de Bascom Lamar Lunsford (1928) constituen­t même à ses yeux “des documents fondateurs de l’identité américaine, sa roche mère”. Il consacre à chacune un chapitre, dans un ordre chronologi­que décroissan­t (soit du plus récent au plus ancien), fidèle en cela à son approche singulière hors des canons de l’historiogr­aphie, à cette capacité à tirer des fils invisibles entre des oeuvres et des époques apparemmen­t disparates, à remonter l’histoire à rebrousse-poil (voir à ce sujet Lipstick Traces, que les éditions Allia republient dans une édition augmentée).

On comprend peu à peu le motif sous-jacent de Three Songs… : l’aura qui se dégage de ces mélodies si profondéme­nt ancrées dans l’inconscien­t collectif américain vient surtout du fait qu’elles semblent n’avoir été écrites par personne. Apparemmen­t anonymes et quasi universell­es. Comme une langue “que chacun peut parler, sans que personne plus qu’un autre ne puisse se l’approprier”.

Ce sont des histoires sombres, désespérée­s, honteuses pour l’Amérique, que racontent ces morceaux.

Des histoires d’esclavage et de désespoir absolu, de pauvreté et de mal-être.

On y croise des fantômes, on s’y surprend à éprouver des envies de meurtres.

“Une chanson folk a un millier de visages, et il est nécessaire de tous les voir pour bien la jouer” Bob Dylan

A mille années-lumière des hymnes nationaux et chants type promised land à la gloire du rêve américain. Ces morceaux fascinent car ils font ressurgir, comme d’outre-tombe, ce passé enfoui de l’Amérique, révèlent la part maudite du pays. Last Kind Words Blues est ainsi la complainte morbide d’une femme qui assassine son homme, se sait condamnée et se souvient des conseils de ses parents sur leur lit de mort.

I Wish I Was a Mole in the Ground est pour sa part “une chanson si ancienne qu’on ne saurait lui attribuer d’âge”. Quand Bascom Lamar Lunsford, juriste et collection­neur de chansons, s’en empare en 1928,

“il lui confère un ton déchirant, plaintif, douloureux, qui bouscule l’époque”. “C’est une chanson qui réclame de grandes actions, en appelle au renverseme­nt du monde”, écrit aussi Marcus. Et s’il fit sans doute allusion à la taupe de Karl Marx (“j’aimerais être une taupe dans le sol”, dit le morceau), il ne se complaît pas pour autant dans la référence facile, préférant comme toujours rester au coeur même de la musique, en décrire chaque effet, chaque note, chaque parole, raconter le destin du morceau comme de ses interprète­s. En révéler la part de mystère, sans prétendre résoudre celui-ci.

“Une chanson folk a un millier de visages, et il est nécessaire de tous les voir pour bien la jouer”, rappelle-t-il en citant Dylan. On conseille d’écouter d’abord chaque chanson attentivem­ent (une playlist Spotify dédiée au livre le permet), de se laisser gagner par sa magie, avant d’aborder le texte.

Three Songs, Three Singers, Three Nations (Allia), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillaume Godard, 160 p., 12 €

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Bob Dylan, aux Etats-Unis en juin 1964
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