Les Inrockuptibles

Scènes

Avec Hard to Be Soft – A Belfast Prayer, OONA DOHERTY ose une ode à sa ville. Rencontre avec une jeune chorégraph­e qui se sent “chanceuse et un peu merdeuse aussi”.

- Philippe Noisette

Hard to Be Soft – A Belfast Prayer, Le Maître et Marguerite

TOUT A COMMENCÉ PAR UN RENDEZVOUS RATÉ À DUBLIN. Oona Doherty a oublié notre rendez-vous. “Je ne suis pas encore une chorégraph­e très profession­nelle”, s’amuse-t-elle quelques heures plus tard. Il va pourtant lui falloir apprendre très vite. Du Dublin Dance Festival aux Rencontres chorégraph­iques de Seine-Saint-Denis ou à la Biennale de la danse de Lyon, la liste de ses soutiens ne cesse de s’allonger. “Je me sens chanceuse et un peu merdeuse aussi. Est-ce que je mérite tout cela ? Il y a de quoi flipper non ? J’ai seulement fait deux pièces.”

Oona Doherty a ce franc-parler qui s’accorde à son accent, celui de Belfast. Elle a étudié la danse à la London Contempora­ry Dance School, puis au conservato­ire Laban de Londres.

“Je me suis fait virer de ma première école. Cela m’a fait comprendre à quel point j’aimais la danse et la pratiquer.” Au Laban, elle fait la connaissan­ce du professeur et chorégraph­e David Waring. “Sans doute le meilleur enseignant rencontré. Il disait que le public voulait voir des gens sûrs d’eux perdre pied. C’est tout ce que j’ai retenu.”

Depuis, Doherty s’applique à tenir les lignes à distance. La danseuse a croisé le parcours de la chorégraph­e Emma Martin, du dramaturge Enda Walsh

ou de T.r.a.s.h., compagnie hollandais­e repérée par ici. Pas question pour l’Irlandaise de reproduire le style des uns ou des autres. Elle a trouvé sa voie qui est aussi celle de la rue, Belfast. Depuis Hope Hunt & the Ascension into Lazarus, un solo, elle lance son corps dans la bataille. “Je dois cela à Ryan O’Neill, il m’a appris à tomber en scène. Mais je ne suis pas encore à son niveau.” O’Neill a créé Hard to Be Soft – A Belfast Prayer il y a un an avec Oona Doherty puis est parti à Hong-Kong pour le show Punchdrunk. “Les garçons dans la danse ont toujours plus de propositio­ns.” Doherty a continué sans lui mais toujours avec ce groupe d’adolescent­es Ajendance Youth Dance Company sur scène. “Je les appelle mes sugars. Elles sont si mignonnes.”

Hard to Be Soft – A Belfast Prayer se compose de quatre chapitres. Oona ouvre et ferme la pièce. Tout n’est pas d’égale puissance. La faute peut-être au manque de répétition­s. Pour la troisième séquence, un duel oppose John Scott, chorégraph­e basé à Dublin, et Bryan Quinn. “Je voulais raconter quelque chose sur les pères irlandais qui montrent assez peu d’affection. Je n’ai réalisé qu’après que la scène pouvait être personnell­e. Mon père et mon frère ne se

“Belfast n’est qu’à deux heures de Dublin. Mais c’est un autre monde. Il n’y a pas de mariage gay, pas de référendum possible sur le droit à l’avortement”

parlent plus.” On voit sur le plateau les deux interprète­s dans un échange sur la corde, entre séduction et rejet. “Avant la représenta­tion de Dublin, j’ai dit une chose aux danseurs : fermez les yeux et pensez à quelqu’un qui ne pourra pas être là ce soir. Et dansez pour lui.”

Au moment de sa première création, Hope Hunt, Oona Doherty avait l’intention de travailler avec des prisonnier­s. Le temps lui a manqué. “Je me retrouve dans de jolis théâtres à la place.” Elle voit le monde des arts comme “incestueux”, replié sur lui-même. Et veut faire sortir la danse dans la rue – ou faire entrer la rue dans les théâtres. Ses modèles, si elle en a, sont à chercher du côté des arts visuels ou de la poésie. Elle cite Wolfgang Tillmans ou Kate Tempest. Du photograph­e allemand, elle dit : “On a l’impression que chaque image est précédée d’un mouvement.” Quant à l’écrivaine anglaise, Oona Doherty aime tout : sa musique, ses mots. Brand New Ancients, recueil de poésie publié en 2013, tout particuliè­rement.

Dans les spectacles de Doherty, les insultes se mêlent aux voix d’anges dans un raccourci vertigineu­x. Son Lazarus en témoigne. Hard to Be Soft… la voit entrer dans la peau d’une petite frappe, mimant la provocatio­n. “J’ai toujours été fascinée par le jeu des clowns.” On sent chez Oona Doherty le bouillonne­ment d’une révolte. “Belfast n’est qu’à deux heures de Dublin. Mais c’est un autre monde. Il n’y a pas de mariage gay, pas de référendum possible sur le droit à l’avortement. La religion influe encore trop sur les affaires de l’Etat.”

En attendant, Oona Doherty fait de sa danse un combat.

Hard to Be Soft – A Belfast Prayer Les 9 et 10 juin, L’Embarcadèr­e, Aubervilli­ers, dans le cadre des Rencontres chorégraph­iques internatio­nales de Seine-Saint-Denis ; les 19 et 20 septembre, Biennale de la Danse de Lyon

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