Les Inrockuptibles

Les odeurs du sexe

Impossible d’y rester indifféren­t. LES ODEURS CORPORELLE­S excitent, taquinent, dégoûtent, répugnent. Certains fétichiste­s se repaissent même d’aisselles transpiran­tes et monnaient leurs culottes odorantes.

- TEXTE Carole Boinet PHOTO Kostis Fokas

“J’AIMAIS L’ODEUR DES FESSES DE MON EX.

ELLES SENTAIENT… HMMM… ELLES SENTAIENT LA FARINE DE MAÏS.” Bastien, 27 ans, savoure une dame blanche au Café français, une brasserie chic du quartier Bastille, à Paris, avec serveurs en livrée et tutti quanti. Il embraie en riant :

“Il faut dire qu’il est vénézuélie­n. On mangeait beaucoup de tortillas faites à base de farine de maïs…” Bastien se revendique fétichiste des odeurs. Une fois au lit avec un homme, il commence par le cou, s’attarde sous les aisselles, fait un stop sur le torse, descend vers le sexe, s’accorde éventuelle­ment une pause fesses, atterrit sur les pieds et finit parfois dans les chaussures.

Il hume, respire, renifle jusqu’à se noyer dans son obsession.

“Je peux bander rien qu’en sentant quelqu’un”, assure-t-il.

On ne parle pas ici de fleurer bon le Lacoste Booster ou autre parfum synthétiqu­e que Bastien abhorre, comme il rejette le déo, son pire ennemi, celui qui l’empêche de savourer tranquille­ment l’odeur, la vraie, celle qui émane du corps de son partenaire, et qu’il happe parfois d’un coup de langue. Bastien aime la transpirat­ion, l’animalité de l’homme. Mais attention, pas n’importe laquelle. Il rejette l’acidité, à laquelle il préfère les odeurs chaudes et sèches.

Une fois encore, il faut plonger dans les souvenirs d’enfance pour retrouver l’origine du fétiche, du fantasme. Le père de Bastien, motard, accumule les pantalons et vestes en cuir. Bastien le sent partout chez lui, s’en enivre, aime toucher cette matière animale, la malaxer sous ses doigts, relie la texture à l’odeur, en fait un doudou mental. Sa première fois débarque à 21 ans sous les traits d’un motard rencontré sur un tchat. Ce dernier enlève son casque, nique et se casse retrouver sa femme. Depuis, Bastien est devenu motard, mais son fétichisme olfactif excède largement le seul cuir.

“Il y a certaines odeurs qui me rendent fou. C’est même plus fort que le poppers ! Je pourrais parfois rester des heures sous l’aisselle d’un garçon.” A tel point que ce diplômé d’une école de cirque, qui officie désormais dans des comédies musicales, passe parfois trois, quatre jours sans se laver avant de s’éclater au pieu. “L’été dernier, il faisait super chaud, je bossais en même temps et des collègues m’ont fait la remarque… Je leur ai raconté l’histoire en leur disant : ‘Ne vous inquiétez pas, ce soir je vois le garçon, demain je serai propre !” Son expérience la plus extrême : quinze jours de vacances estivales sans douche et en tente. Au risque du dégoût. “Mon ex était fan de mon odeur mais, à force de répéter le trip ‘sans douche’, il a été écoeuré et m’a dit ‘j’aimerais que tu sentes bon une fois’.” On l’écoute en ouvrant grand nos narines, cherchant à capter l’odeur qui se dégage de son torse nu que l’on aperçoit à travers son débardeur filet de pêche. Mais ce jour-là, Bastien ne sent pas spécialeme­nt fort, a même l’air très propre avec ses cheveux noirs relevés et son grand sourire.

Comment trouve-t-on d’autres gens odorants ? Bastien s’est rendu à la Beardrop, une soirée destinée aux “bears”, communauté gay kiffant les poils, où des hommes s’éclatent collés-serrés sur le dance-floor, exhalant, au passage, leurs doux fumets. Autre plan chope : l’appli fétichiste Recon, sur laquelle il s’est créé un profil “odorant”. “Comme ça, pas de mauvaise surprise ! Genre le mec qui te dit : ‘Tu veux pas aller te doucher ?” Avide de nouvelles expérience­s, le jeune homme va jusqu’à échanger voire monnayer ses sous-vêtements usagés via des groupes Facebook privés. La dernière fois, il a reçu un slip blanc qui lui a beaucoup plu. “Le mec m’avait demandé en échange de lui envoyer des chaussette­s macérées dans la crasse et la transpirat­ion, sur lesquelles j’avais pissé et craché. J’ai tout mis dans un sachet bien serré que j’ai envoyé par la poste ! Il a trouvé ça trop hardcore. Peut-être qu’il n’aimait pas mon odeur.”

Le fétichisme des odeurs touche toutes les sexualités.

Sur le site Vends ta culotte, plutôt hétéro, les sous-vêtements usagés, féminins uniquement, font office de Saint-Graal.

Les femmes les portent puis les postent à leurs clients avides de sensations fortes. “Mes petites culottes sont porté (sic)

3 jours et je jouis une fois dedans. Elles sentent bien fort et ont en général une belle couche de pertes blanches et pâteuse”, vend-on sur une annonce. Plus loin, une certaine High-Infedility assure sur son profil qu’“ici vous découvrire­z les senteurs épicées des humeurs féminines dans des ambiances variées”.

On ne parle pas souvent des odeurs du sexe, si ? Peut-être parce qu’il n’existe pas de langage pour le faire, rappelle Annick Le Guérer, philosophe, anthropolo­gue, historienn­e française, auteure du Parfum: des origines à nos jours (Odile Jacob, 2005) : “Ce n’est pas un sens rationnel mais émotionnel. Les parfumeurs et oenologues distinguen­t les odeurs en se forgeant un vocabulair­e qui n’est pas universel. Ils classifien­t en recourant à d’autres sens : ‘verte’, ‘sombre’, ‘acide’, ‘douce’. Ou ont recourt à la source de l’odeur : mazout, café, lierre, fleur… Mais l’odorat n’a pas son vocabulair­e spécifique.” Pourtant, “l’odorat et le sexe sont très liés, affirme-t-elle. Freud considérai­t par exemple que l’homme devait refouler son odorat car il était trop lié à la sexualité et l’empêchait de fonder une famille. Il pensait que nos ancêtres qui marchaient à quatre pattes avaient le nez près du sol et donc un odorat prononcé, et que la civilisati­on n’avait pu se développer que lorsqu’ils s’étaient redressés.

Les philosophe­s des XVIIIe et XIXe distinguai­ent l’odorat de la vue et de l’ouïe, les sens de la connaissan­ce. C’est Nietzsche qui a combattu le mépris envers l’odorat en disant que de là venait son génie.”

Au IVe siècle, le parfum est banni par l’Eglise catholique, qui l’accuse d’inciter à la concupisce­nce. Un peu auparavant, le théologien Tertullien découragea­it même les chrétienne­s d’en utiliser en leur disant qu’elles deviendrai­ent chauves et folles. Au XIXe siècle, des psychiatre­s mettent les hommes en garde contre le coup de foudre olfactif, le fait de devenir dépendant de l’odeur d’une femme et de perdre ainsi toute liberté, quitte à risquer de mal se marier. L’odorat est la part d’animalité que l’homme cherche à refouler, désireux de se distinguer du chien qui renifle l’arrière-train de ses congénères. Mais, contrairem­ent aux animaux (par essence déterminés), Annick Le Guérer précise que l’être humain ne peut être dépendant à 100 % d’une odeur.

David Simard, doctorant en philosophi­e à l’Université Paris-Est, spécialist­e de la santé sexuelle, précise : “La production de phéromones – substances biologique­ment actives produites par des glandes du corps et destinées à transmettr­e des signaux chimiques aux membres de la même espèce – n’a pu être mise en évidence chez l’espèce humaine. L’affirmatio­n selon laquelle de telles phéromones joueraient un rôle dans les attirances sexuelles entre humains est donc contestée.” Pourtant, Sébastien1 le jure : “Je pourrais mourir de sentir mon amant au réveil. C’est la sensation la plus réconforta­nte et enivrante au monde.” Musicien domicilié à Guéthary, Sébastien aime les odeurs intimes, celles qui émanent du lit dans lequel il baise, traîne et rebaise sans forcément se laver. Un jour, il se rend à une représenta­tion d’un spectacle de Valérie Lemercier avec un homme. Mais son odeur est trop grisante. “Je n’ai rien pu suivre, je ne pensais qu’à l’embrasser partout et m’évanouir dans son odeur.” Depuis, Sébastien “manque défaillir” à chaque fois qu’il le voit. “Je deviens tout rouge.” Son attraction olfactive remonte aux effluves testostéro­nés respirés dans les vestiaires de sport qu’il fréquentai­t adolescent, au moment où fleurissai­t sa sexualité. “Ces odeurs volées aux autres et qu’on fait siennes chez soi en rentrant. Je me branlais en y repensant.” Lui aussi manque de mots pour les décrire, toutes ces odeurs “du sexe, de bite et de cul mais pas crades” qui l’enivrent : “C’est comme un chant de sirène, des ultrasons que certaines personnes perçoivent”.

Mystérieux filtres d’amour, les odeurs peuvent aussi laisser pantois, voire répugner. Un jour, Sofia, 25 ans, a quitté une fille pour son odeur qui lui était devenue insupporta­ble, nous avouet-elle avec un peu de gêne. “Ce n’était pas une question d’hygiène. Elle était propre et mettait du déo. C’était plutôt une odeur de peau âcre. J’avais du mal à passer outre physiqueme­nt.” Chez Alexandra, 32 ans, les mots se font plus tranchants. Elle se souvient d’un amant dont le pénis dégageait “une odeur âcre, tiède, comme un effluve d’aber breton sans le frais marin”. Elle s’en accommode car le mec est un bon coup. Mais, au fil des semaines, la jeune femme a l’étrange impression qu’il lui a transmis son odeur. “Au début, je pensais que j’étais parano, mais vraiment je ne reconnaiss­ais plus mon odeur. Un vrai traumatism­e de puer de la chatte. Du coup, j’ai de moins en moins

“Il y a certaines odeurs qui me rendent fou. C’est même plus fort que le poppers ! Je pourrais parfois rester des heures sous l’aisselle d’un garçon” BASTIEN, 27 ANS

baisé avec lui, ça me bloquait.” Alexandra voit d’autres mecs en même temps, mais ne parvient plus à se détendre au moment du cunni et finit par leur demander si elle sent bon. Les réponses sont négatives. Elle met un terme à la relation qui lui pose problème. “Depuis, ma chatte et son odeur se portent comme un charme.”

Et de conclure avec une belle punchline : “Un mec qui pue, ça craint ; un mec qui transforme ta chatte en fiente de poulet, c’est l’enfer.”

Comment gère-t-on les odeurs dans les lieux réservés au sexe ? Les masque-t-on ? Les met-on en valeur ? Participen­t-elles à la baise généralisé­e ? Au Beverley, l’un des derniers cinémas porno français, situé dans une ruelle perpendicu­laire au Grand Rex, à Paris, la salle dégage une odeur de sperme si forte, si acide, qu’elle vous prend à la gorge pour ne plus vous lâcher, laissant un souvenir impérissab­le et nauséeux de l’endroit, même si Maurice, le proprio désormais à la retraite, nettoie sa salle à fond tous les soirs. La dernière fois qu’il a abdiqué face aux odeurs, Maurice a décidé de changer la moquette. Elle était si cartonnée qu’il a fallu la découper…

“Il faut parler de l’odeur des clubs libertins !, nous écrit une amie. Qui a envie de baiser dans une odeur de javel ? Certes, c’est rassurant sur l’hygiène, mais c’est quand même très problémati­que au niveau de l’ambiance érotique !” Ni les Chandelles ni le Quai 17, deux boîtes libertines parisienne­s, n’ont envie de s’étendre sur le sujet. Car un mauvais effluve et la magie peut se briser, le désir repartir. C’est la raison pour laquelle les odeurs effraient et se retrouvent chassées, comme si elles portaient en elles le germe du malsain. C’est l’éternelle dichotomie nature vs culture qui s’expose dans cette histoire d’odeurs sexuelles : jusqu’où doit-on laisser notre corps s’exprimer ? Devrait-on plutôt sentir bon ? Et qu’est-ce que “sentir bon” ? C’est l’objectif des lingettes féminines, qui pullulent dans les rayonnages des supermarch­és et contre lesquelles s’insurge Camille Emmanuelle, auteure de Sexpowerme­nt (éd. Anne Carrière, 2016) : “Où sont les lingettes à bite ? Pourquoi notre sexe devrait-il sentir la rose ? Une vulve enfermée dans une culotte après une journée de taf et un pénis qui a mariné dans un slip, même combat. Et ce n’est pas forcément dégueu, d’ailleurs, comme odeur. C’est intime, certes. Mais pourquoi cette intimité, quand elle est féminine, doit-elle être inodore, aseptisée, voire même, si on va plus loin, ‘prête à l’emploi ?’”

Ce n’est pas l’odeur de la rose que Joséphine, 30 ans, cherche en plongeant le nez dans sa propre culotte lorsqu’elle passe aux toilettes, mais bien sa senteur à elle. La jeune femme s’adonne à la masturbati­on olfactive au travail comme chez elle, blottie sur la cuvette, s’offrant ainsi évasion et excitation. Un délire dissociati­f qui lui permet d’être à la fois elle et une autre, contenue dans cette odeur qui lui est familière mais ne cesse de la surprendre. Mais impossible pour elle de mettre des mots sur son odeur, bien trop volatile, trop éphémère pour qu’elle l’emprisonne par le langage. Et c’est peut-être cette insaisissa­bilité, ce mélange de présence et d’absence qui la ravisse.

Tous les prénoms (sauf Bastien) ont été modifiés

Voir le portfolio du photograph­e Kostis Fokas pages suivantes

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