Les Inrockuptibles

Sexe libre à Berlin

À BERLIN, le sexe investit l’espace public de jour comme de nuit, et s’immisce souvent dans la fête. Nombre d’expatriés y vivent une libération salutaire, entre partouzes et union libre. Rencontres.

- TEXTE Romain Charbon PHOTO Ulrike Rindermann pour Les Inrockupti­bles

TOUT EST PLUS BEAU L’ÉTÉ À BERLIN. La nature a repris ses droits. La carcasse de la capitale allemande, tout ce squelette architectu­ral qui effraie parfois le visiteur lorsqu’il vient l’hiver, se recouvre de feuillage une fois les beaux jours arrivés, la lumière franche des latitudes nordiques fait réapparaît­re la forêt dans laquelle a été construite la ville. Une ville de parcs, grands comme des arrondisse­ments parisiens, où s’organise en été la vie en société à une échelle bucolique. On y boit, on y mange, on y promène ses enfants ou son chien. On y vend des drogues, aussi, et il arrive même qu’on y baise.

Depuis que le quartier de Neukölln est devenu l’épicentre des migrations successive­s qui ont fait de Berlin une métropole internatio­nale, le parc Hasenheide est le lieu de prédilecti­on des bains de soleil estivaux et des errances dans les bosquets en mode L’Inconnu du lac. Se croisent expats de pays riches et réfugiés de pays en guerre, travailleu­rs immigrés et étudiants allemands, pique-niqueurs du dimanche et nudistes quotidiens. Un périmètre est occupé par les adeptes de la FKK (abréviatio­n de “Freikörper­kultur”) – “la culture du corps libre” –, née à la fin du XIXe siècle à Berlin en plein mouvement de retour à la nature, réaction à l’industrial­isation de l’ère wilhelmien­ne.

Demetris, Athénien arrivé à Berlin il y a deux ans, y est à poil tous les jours de beau temps. Dans les buissons adjacents, ça drague entre mecs. De jeunes Syriens qui semblent bien intégrés y fument du crystal meth, une drogue qu’on trouve plutôt dans les partouzes de Schöneberg, le quartier gay historique de l’ancien Berlin-Ouest. “Les gens ici expériment­ent plein de choses, que ce soit dans les drogues ou sexuelleme­nt, nous explique Demetris, qui gagne sa vie comme travailleu­r sexuel. “Ça n’a rien à voir d’être escort ici ou à Athènes. En Grèce, la masculinit­é est mise en valeur, les clients cherchent des actifs bien montés. En Allemagne, plein de genres de garçons peuvent être fétichisés. C’est pour ça que je ne le faisais pas en Grèce.”

La FKK, qui a vu le jour dans ces terres protestant­es et s’est épanouie dans la RDA communiste, est un des signes manifestes de la tolérance qui caractéris­e la ville. “Etre nu en public ou en club, ça libère plein de gens. A une soirée comme Pornceptua­l, les filles se baladent seins nus sans risquer de se faire importuner.” Soirée queer et pansexuell­e organisée par un duo brésilien, Pornceptua­l, au départ projet graphique lié à un compte Instagram de 50 000 abonnés puis magazine (lire p. 98), attire chaque mois un nombre important d’habitués ou de curieux. Un zoo gay pour touristes hétéros, diront des mauvaises langues. De fait, la faune, plus lookée fétiche que dans d’autres soirées, n’est pas si différente de celle qu’on peut retrouver au Berghain, le célèbre temple techno, établissem­ent gay à l’origine mais qui a vu sa population se diversifie­r au fil du temps.

Première capitale gay au monde dans l’ébullition de la république de Weimar dans les années 1920, Berlin a continué après-guerre, dans sa partie occidental­e, à être un havre de liberté pour la population aux marges de la société allemande. Jusqu’à ce qu’en 2001 Klaus Wowereit – à qui Berlin doit son slogan “arm, aber sexy” (pauvre, mais sexy) –, ouvertemen­t homosexuel, soit élu maire de la ville.

Cette atmosphère d’émancipati­on sexuelle a contaminé la ville. Nombreux sont les hétéros à venir danser dans les soirées queer. Comme à la CockTail d’amore, probableme­nt la soirée house la plus sexy du monde, pendant lumineux et solaire du dark et sépulcral Berghain. Cet après-midi de juillet, Jurjen est venu pour un marathon de danse comme seul Berlin en offre. Ce Néerlandai­s de 25 ans est arrivé il y a trois ans.

“Je viens d’un petit village. J’ai habité à Amsterdam puis j’ai suivi une petite amie à Paris. Quand j’ai rompu avec elle, un ami gay m’a proposé de venir ici. J’étais allé au Berghain avec lui, ça avait été une révélation. Avant, je me défonçais à la coke, je trompais ma copine, puis je regrettais. C’était un cercle vicieux. Au contact d’amis gays, j’ai découvert qu’il y avait d’autres modèles.

J’ai grandi dans un environnem­ent extrêmemen­t hétéronorm­atif, j’ai toujours été dans une relation. Pourtant dès mon plus jeune âge, j’étais attiré par d’autres filles. J’ai toujours trompé mes copines, visiblemen­t c’est que j’en avais besoin. Depuis un an, j’ai une relation ouverte, c’est la première fois que je suis avec quelqu’un qui me comprend et ne me fait pas me sentir mal.”

La plupart des hétéros qu’on croise dans ces soirées vous disent la même chose. Comme Elin, une Suédoise qui insiste sur l’importance de la remise en question du modèle hétéronorm­atif. “J’ai réalisé que les gens faisaient toutes sortes de choses et que personne ne jugeait. La honte d’être jugé empêche de prendre du plaisir mais aussi d’apprendre à savoir ce que tu aimes ou pas, qui est la règle numéro un pour jouir.” “J’ai appris à gagner confiance en moi dans la communauté queer, ajoute Jurjen. Les mecs te disent que tu es sexy, ce que les filles ne font pas. J’ai appris à m’aimer, à me trouver sexy quand je danse. Si le sexe est meilleur ici, c’est parce que je me sens mieux avec moi-même. On montre sa vraie personnali­té et c’est ce qui plaît à l’autre.”

Comme note Jurjen, à Berlin, quand on dit “soirée hétéro”, on pense à “soirée pourrie”. “Le signe d’une bonne fête ici, c’est quand les filles sont seins nus”, déclarent Giacomo et Giovanni, le duo génial de Discodromo qui organise la CockTail d’amore : “On a l’habitude de dire comme une blague qu’on fait une soirée hétéro-friendly. Au départ, on était juste pas satisfaits de la scène musicale. C’était l’époque où il n’y avait que de la minimale au Panorama Bar (la salle plus house à l’étage du Berghain – ndlr). La crise de 2008 a apporté une vague latine qui s’est totalement insérée dans l’atmosphère libérée de Berlin. Le disco et la house sont historique­ment connectés à la communauté queer. La musique plus cérébrale bannissait les voix qui apportent un côté sexy, souvent sale même, avec une connotatio­n sexuelle.”

Quand on demande aux figures de cette scène à quand elles évaluent le début de cette libération, la réponse est unanime : l’arrivée de la PrEP, ce traitement qui protège de l’infection au VIH. Les gays berlinois, plus informés que la moyenne, sont soit séropos sous traitement et donc “indétectab­les”, soit sous PrEP,

“Si le sexe est meilleur ici, c’est parce que je me sens mieux avec moi-même. On montre sa vraie personnali­té et c’est ce qui plaît à l’autre” JURJEN, NÉERLANDAI­S, 25 ANS

ce qui a favorisé une sexualité bareback joyeuse et débridée. Les applicatio­ns de drague ont aussi contribué à l’éclosion d’orgies sexuelles, où l’usage des drogues est banalisé. L’ambiance y est très différente de celles qui peuvent avoir lieu à Paris : on y parle beaucoup et on n’y fait pas que baiser. Les séropos de pays méditerran­éens décrivent tous à quel point le VIH est encore tabou là-bas, alors qu’ici c’est juste une donnée biographiq­ue.

A l’un de ces afters sexuels improvisés après une nuit en club, Filip, 25 ans, typique de la nouvelle “génération fluide”, déclare qu’il a une copine. “Elle sait que je suis là et ça l’excite. Quand on est tous les deux, elle m’encule souvent avec un gode-ceinture.” Une pratique, baptisée pegging ou chevillage, offrant un plaisir prostatiqu­e aux hommes hétéros. Victor, un trentenair­e catalan, explique aussi comment Berlin ouvre les possibles. “Avant, à Barcelone, j’étais passif. Ici, je me suis découvert actif.” Un Italien raconte qu’il était prêtre au Vatican mais a dû démissionn­er après avoir été outé par un maître chanteur qui l’avait découvert sur Grindr. Un an après, il prend du crystal meth à Berlin.

Ce climat de totale liberté sexuelle rappelle le San Francisco des années 1970, avant que le sida ne décime la communauté. Kim, Américaine de 36 ans, connaît cette ville pour y avoir vécu. “Il y a un parallèle évident avec San Francisco. Mais j’ai continué à explorer ma sexualité grâce à l’ouverture de la scène clubbing qui n’existe pas aux Etats-Unis. Ce n’est pas possible d’être topless là-bas à moins de faire un show de gogo dancing. J’ai été gogo parce que j’étais copine avec des DJ”, poursuit la jeune femme, qui dit l’importance de The Ethical Slut

(“La Salope éthique” en français), la bible du polyamour écrite par deux Californie­nnes, Dossie Easton et Catherine A. Liszt. “Ici, j’utilise une app allemande, Joyclub, qui est beaucoup mieux que Tinder. C’est plus fluide. Il y a beaucoup de mecs bi. Tu n’en trouves jamais aux States.”

Pas besoin d’être bi, pourtant, pour repousser ses limites. Nicky Miller est réalisatri­ce de films. “La première fois que je suis venue à Berlin, j’étais invitée par le Porn Film Festival pour un court qui n’était pas vraiment un porno. J’ai trouvé une approche de la

sexualité qui me plaisait beaucoup.Via la fête, j’ai découvert Pornceptua­l. C’était la première fois que, dans des soirées, les femmes avaient la possibilit­é de s’exprimer en tant que queer.”

Linda, Finlandais­e élevée dans une famille matriarcal­e, a découvert avec un amant bi le sexe sans pénétratio­n. Elle l’a alors imposé pendant un an à tous ses plans cul. Les mecs avec qui elle a baisé et les filles à qui elle l’a conseillé continuent encore de l’en remercier. “Il y a de plus en plus de clubs qui ouvrent dans le monde et reproduise­nt la vibe du Berghain, nous explique Discodromo C’est un truc que les touristes veulent ramener chez eux”. Le Berghain, cette ancienne centrale électrique, diffuse désormais ses ondes dans le monde entier, faisant de Berlin la destinatio­n première de la jeunesse globalisée, répandant sa bonne parole de l’Amérique du Sud aux Emirats, du continent asiatique à tout l’ancien bloc soviétique. Qui aurait cru il y a quelques années que la capitale de la Géorgie, Tbilissi, avec son club le Bassiani, serait la nouvelle destinatio­n techno à la mode ?

On demande à Mohamed, gay égyptien arrivé il y a deux ans, si on doit aimer le sexe et les drogues pour emménager ici. “Quand je suis arrivé, je n’avais même pas ces attentes. Je n’étais pas vraiment out en Egypte. C’est quelque chose qui est mal vu par plein de gays d’être efféminé ou trop voyant en société. J’étais avec un garçon mais dans une relation monogame. Il ne supportait pas que j’aille sur Grindr. Ou même que je fréquente des lesbiennes et des gays. Quand j’allais au Berghain, au début, je n’avais même pas capté qu’il y avait des darkrooms. Puis j’ai rompu avec mon mec et j’ai rencontré des Egyptiens ici qui étaient assumés, et j’ai compris que je n’avais plus rien à cacher. J’ai commencé à clubber tout le temps, à avoir une vie sociale très riche. Maintenant

“A Berlin, la liberté des uns ne s’arrête pas là où commence celle des autres, elle commence là où commence celle des autres. Ce n’est pas libéral, mais libertaire”

MICHAËL FOSSEL, PHILOSOPHE

je suis avec un garçon, mais on est très libres, on fait chacun la pute de notre côté mais on continue à dormir dans le même lit et à ressentir les mêmes sentiments l’un pour l’autre. Alors que dans mon ancienne relation, la monogamie les avait tués.”

Comme tous ces expats qui donnent sa richesse à Berlin, il baise pourtant peu avec des Allemands. “Il n’est pas si simple de s’intégrer dans la société allemande malgré tous les efforts des institutio­ns et du gouverneme­nt. S’il existe quelques tensions avec des réfugiés syriens, c’est que beaucoup de musulmans sont devenus plus religieux parce que forcés à se retrouver en communauté.”

Il croit tout de même fermement au progrès dans les pays arabes, comme Hasan, un homo de Riyad dont l’optimisme tranche avec le déclinisme occidental ambiant. “Les choses peuvent aller plus vite que l’on ne croit, la population des pays arabes est très jeune. Je ne pensais pas que le droit de conduire pour les femmes arrive si rapidement en Arabie Saoudite.” Ce que confirme Mohamed. “La génération des moins de 25 ans est de plus en plus ouverte. C’est la voie naturelle du progrès.”

Le philosophe Michaël Foessel a consacré une partie de son livre La Nuit, vivre sans témoin (éditions Autrement) à Berlin. Il théorise pour nous la particular­ité de la ville : “Le corps et le sexe sont le dernier lieu de souveraine­té des individus dans les ‘démocratie­s’ contempora­ines. Ce qu’il reste en l’absence de libertés collective­s, c’est le corps privé. Donc le sexe est plus ‘libre’ mais en même temps privatisé : ‘mon’ corps, ‘mon’ plaisir, etc. Ça, c’est par exemple Paris. A Berlin, en revanche, la liberté des uns ne s’arrête pas là où commence celle des autres, elle commence là où commence celle des autres. Ce n’est pas libéral, mais libertaire. Le corps n’est pas dans une privatisat­ion achevée. D’où les partouzes, héritage du paganisme, c’est-à-dire d’une conception communauta­ire du sexe. Manque de pudeur pour les libéraux, mais en fait pudeur supérieure selon moi.” Il ajoute : “Le corps est perçu comme un lieu d’expérience­s irréductib­les à l’appropriat­ion. D’où aussi le lien avec la drogue. A Berlin, le sexe fait partie de l’espace public. C’est la souveraine­té des corps enlacés contre celle des corps isolés. C’est une manière de continuer à politiser le sexe après sa révolution libérale.

1793 après 1789. Mais 93 sans la Terreur. Bref, on n’en reste pas à la liberté dans le sexe, on essaie le plus difficile : l’égalité.”

La techno, musique la plus démocratiq­ue qui soit, et sa culture de l’ecstasy ont uni par la danse les corps qui ailleurs en Europe et au Moyen-Orient se repoussent comme des forces contraires. Une alchimie qui fait se mêler jeunes et vieux, élite intellectu­elle et prolétaire­s, Juifs et Arabes. Et si la révolution mondiale que tant attendent était finalement sexuelle et que cette fête permanente en était la répétition générale ?

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Elin la Suédoise apprécie de n’être jamais jugée à Berlin
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Mohamed, gay et égyptien, depuis deux ans dans la capitale allemande, clubbeur libre et compulsif

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