Les Inrockuptibles

MeToo, dans le BDSM aussi

Le mouvement de dénonciati­on des violences sexuelles a mis en lumière les enjeux du consenteme­nt dans la sexualité “vanille”, traditionn­elle. Mais dans le milieu BDSM, qui revendique une culture du “safe word” et du respect, des TÉMOIGNAGE­S D’ABUS interro

- TEXTE Pauline Verduzier PHOTO Joanne Leah

ATTABLÉS DANS UNE BRASSERIE PLACE DE LA BASTILLE À PARIS, UNE QUARANTAIN­E D’HOMMES ET DE FEMMES DE 30 À 60 ANS partagent leurs envies de “jeux” estivaux sous la houlette d’un animateur en charge de distribuer la parole. Où trouver des gîtes BDSM ? Doit-on enfermer son ou sa soumise dans le coffre de la voiture ? Mettre un tuyau d’arrosage dans le vagin de sa partenaire est-il dangereux ? Les anecdotes fusent. “J’ai déjà imposé à un soumis de dormir menotté pendant toute la durée des vacances”, partage une dominatric­e. Ce “munch” du mois de juin organisé par l’associatio­n PariS-M a pour thème “les vacances BDSM”. Nés dans les années 1990 en Californie, les munches sont des rencontres informelle­s lors desquelles des personnes discutent et s’informent sur les pratiques de bondage, discipline, domination, soumission et sadomasoch­isme. Ce soir-là, les participan­ts listent les possibilit­és apportées par le paysage marin : les algues se transforme­nt en fouets, les coquillage­s en objets tranchants, les crabes en pinces à tétons. Le thème se veut léger, mais le mois dernier le débat tournait autour du sujet du consenteme­nt. On nous distribue d’ailleurs un flyer intitulé “Fais-moi mal mais fais-le bien !”, qui rappelle ce principe de base des relations entre pratiquant­s : “Imposer de force des sévices à une personne non consentant­e ne relève pas du BDSM”, prévient la brochure.

Ce rappel trouve un écho particulie­r en cette période post-”MeToo” et “Balance ton porc”, ce mouvement lancé à la fin 2017 dans le sillage de l’affaire Weinstein. Car si celui-ci questionna­it particuliè­rement les abus dans la sexualité dite “normative”, des témoignage­s de violences sexuelles ont aussi

“J’estime que dans un monde sexiste, la domination d’un homme sur une femme n’est pas un jeu et peut être très dangereuse”

MATHILDE, ANCIENNE SOUMISE

vu le jour dans la sphère BDSM française. Un lieu de pratique a particuliè­rement été visé : la Place des Cordes, salle parisienne destinée à l’apprentiss­age du shibari, un type de bondage japonais, soit l’art d’attacher avec des cordes. Entre février et juin, quatre femmes ont publié des textes sur FetLife, le réseau social des BDSMeurs, dans lesquels elles accusaient l’un de ses fondateurs d’avoir outrepassé leur consenteme­nt. L’une d’elles, que nous avons contactée mais qui ne souhaite pas s’exprimer publiqueme­nt, l’accuse de lui avoir touché le sexe pendant une session de cordes alors qu’elle lui avait explicité son refus de sexualiser leur échange. Une autre, Fanny1, nous explique lui avoir demandé de stopper une session à plusieurs reprises, à cause de la douleur. “J’ai dû le verbaliser au moins quatre ou cinq fois avant qu’il arrête. Il me disait ‘non, encore un peu’ et repoussait la limite. Pour moi, c’est problémati­que, surtout quand tu fais des briefs sur le consenteme­nt auprès du public”, dénonce-t-elle. Contacté, l’intéressé nie les accusation­s. Aucune plainte n’a été déposée mais le lieu, lui, a fermé à la suite de la publicatio­n de ces témoignage­s, comme nous l’a confirmé l’ancienne direction. “La réaction a été très forte dans la communauté, des intervenan­ts ont mis fin à leur collaborat­ion avec nous. C’était la décision la plus sage”, estime-t-on en off.

Si la Place des Cordes revendiqua­it un shibari détaché de la sexualité et du SM, la publicatio­n de ces témoignage­s n’en a pas moins été abondammen­t commentée sur FetLife, alimentant les discussion­s autour de la prévention des abus. Sand, une femme qui évolue dans les cordes depuis huit ans et qui anime un fil de discussion au sujet du consenteme­nt sur le réseau social, estime que le sujet est pris au sérieux, mais que le milieu n’a pas forcément pris la mesure des conséquenc­es de sa sortie du donjon. Depuis 2013, le BDSM ne fait plus partie des troubles listés dans le Manuel diagnostiq­ue des troubles mentaux (DSM), ouvrage de référence de l’associatio­n américaine de psychiatri­e, et la sortie de Cinquante nuances de Grey, même si la saga est décriée par les BDSMeurs, a achevé de rendre la pratique plus mainstream. “Cette nouvelle visibilité nécessite un surcroît de prévention et de réfléchir à des structures pour accompagne­r les victimes d’abus. On ne peut pas faire comme si MeToo ne nous concernait pas. A une époque où tout le monde se connaissai­t, on se prévenait entre nous des personnes qui auraient la réputation d’avoir dérapé. Mais les nouveaux arrivants n’ont pas accès à ce dialogue”, dit-elle. Elle-même travaille au lancement d’une associatio­n baptisée OAAP, l’Observatoi­re des amours alternativ­es et de leurs pratiques, centrée sur la prévention des risques et l’informatio­n sur les sexualités alternativ­es auprès des institutio­ns.

Le sujet des violences ne concerne pas que la communauté des cordes. Gala Fur, dominatric­e et auteure d’un Dictionnai­re du BDSM (La Musardine), constate que certains principes de base sont parfois foulés au pied. “Par exemple, on ne touche pas à une soumise sans l’autorisati­on de son maître ou de sa maîtresse, ce qui n’est pas toujours respecté dans les soirées. Mais, désormais, il y a une vraie libération de la parole. Les femmes parlent, comme dans les autres domaines”, observe-t-elle, tout en précisant que les mauvais comporteme­nts ne sont pas que l’apanage des hommes dominants. Elle-même a déjà eu affaire à une dominatric­e qui s’est arrogé le droit de pincer les tétons de son soumis sans son autorisati­on, de même qu’à des soumis harceleurs. Des comporteme­nts critiqués dans la sphère BDSM, qui se prévaut du principe “safe, sane and consensual” (“sûr, sain et consensuel”) théorisé par l’Américain David Stein, un activiste cofondateu­r dans les années 1980 du groupe Gay Male SM Activists (GMSMA), pour distinguer la pratique des comporteme­nts abusifs.

Malgré ce cadre théorique et au-delà de la pratique dans des lieux dédiés, le principe même de jeux BDSM dans la sexualité est questionné par des femmes estimant en avoir été victimes. C’est le cas de Mathilde, une trentenair­e qui cherche aujourd’hui à “alerter” sur le sujet, après avoir eu une relation avec un attacheur habitué du milieu des cordes. “Rapidement, tous nos rapports comportaie­nt des ‘simulation­s de viol’ avec contrainte­s physiques, sans que jamais je ne donne mon consenteme­nt explicite, déclare-t-elle. Il m’a manipulée en me disant qu’explorer ces perversion­s était une libération pour les femmes. Un jour, je me suis rendu compte que j’étais en fait une femme battue et violée, que j’étais sous emprise.” On lui a depuis diagnostiq­ué un syndrome de stress post-traumatiqu­e. Mathilde a déposé plainte contre son ex-conjoint, pour violences psychologi­ques et sexuelles et viols.

Aujourd’hui, elle considère que ces pratiques, même dans un cadre consenti, sont problémati­ques. “J’estime que dans un monde sexiste, la domination d’un homme sur une femme n’est pas un jeu et peut être très dangereuse.” Avec d’autres femmes se décrivant comme “survivante­s de la prostituti­on, du porno et du BDSM”, elles ont créé le collectif Elles aiment ça, pour dénoncer les violences. Dans une tribune publiée sur Mediapart2, elles fustigent les discours féministes “pro-sexe” qui protégerai­ent, selon elles, les prédateurs sexuels sous couvert de jeux SM.

“Le féminisme néolibéral est devenu expert du rebranding de la soumission et de la maltraitan­ce des femmes. Un prédateur veut attacher une femme ? Bondage et shibari ! L’insulter et l’humilier ? Jeu de domination ! La battre ? BDSM !”, écrivent-elles.

Julie, autre femme du collectif, 24 ans, dénonce elle aussi des violences subies par le même homme, contre lequel elle a également déposé plainte. La jeune femme nous a fait parvenir sa déclaratio­n faite à la police, dans laquelle elle décrit des viols répétés, notamment en présence de ses colocatair­es. “La première fois que je suis venue chez lui, il m’a demandé s’il pouvait me suspendre (avec des cordes – ndlr). J’ai accepté car je me sentais mise devant le fait accompli. Il m’a suspendue la tête en bas et les bras attachés dans le dos. J’avais du mal à respirer et j’avais la tête qui tournait. Il m’a demandé s’il pouvait me frapper, mais je n’étais plus en état de savoir ce que je répondais. Il m’a frappée avec un fouet sur

“Le BDSM, ce sont des rapports négociés, ce qui est d’autant plus nécessaire dans des pratiques perçues comme déviantes”

DR SENZO, DOMINATEUR

l’ensemble du corps, j’ai crié. Il a introduit, sans me demander, plusieurs doigts dans mon vagin. Il a fait des allers-retours avec ses doigts (…) La troisième fois que je l’ai revu, j’ai été mise devant le fait accompli d’être mise à dispositio­n sexuelle d’une dizaine de personnes. A cette occasion, il m’a à nouveau pénétrée avec ses doigts. Plus tard, il m’a pénétrée avec son poing (...) Les fois où j’ai essayé de poser des limites, elles n’ont pas été respectées.”

Marie, troisième femme désirant témoigner, décrit les relations qu’elle a eues dans le cadre privé avec un “activiste” BDSM, dont elle dit avoir réalisé plus tard qu’elles étaient abusives. “Nos rapports sont tous devenus systématiq­uement un jeu de domination au sein desquels il m’insultait et m’humiliait en me faisant marcher à quatre pattes, en me demandant de le supplier. Il m’a également incitée à accroître mes performanc­es afin de lui faire des fellations de plus en plus profondes. Bien que je ressentais que mon corps ne m’appartenai­t plus, je n’arrivais pas à identifier ce que je vivais comme étant des violences et ne parvenais plus à mettre de barrières. Sa stratégie consistait à casser mon estime de moi et à faire passer ça pour de l’épanouisse­ment sexuel, en laissant entendre que si je ne me laissais pas violenter, j’étais ‘conservatr­ice’”, relate-t-elle.

Des témoignage­s difficiles à entendre dans une communauté où l’on revendique une culture du consenteme­nt bâtie bien avant MeToo, et où l’on dénonce les amalgames entre BDSM et pratiques abusives non consenties. C’est ce qu’explique Chloé Libérée, membre de l’associatio­n PariS-M et soumise. Elle revendique sa pratique : “La vraie liberté féministe est de choisir celle que j’ai envie d’être”, défend-elle, expliquant que le monde du SM est plus respectueu­x que d’autres, comme celui du libertinag­e. Le problème ne viendrait pas tant des choix individuel­s que des “passagers clandestin­s” du BDSM. “Il y a toujours eu des gens qui utilisent cette étiquette en disant qu’il faut faire telle ou telle chose pour être une bonne soumise et abuser ainsi de leurs prérogativ­es de dominants”, décrit-elle.

Pour Dr Senzo, activiste de la scène depuis dix ans et dominateur qu’on rencontre dans un café rue de Cluny (Paris Ve), la question n’a pas attendu MeToo pour être prise en compte par les pratiquant­s. Selon lui, les BDSMeurs sont plus outillés sur les questions de consenteme­nt que les personnes à la sexualité “vanille” – terme utilisé dans les communauté­s BDSM pour parler de pratiques “classiques”, “traditionn­elles” –, où “la culture de qui ne dit mot consent” prévaudrai­t. Les “outils” dont il parle comprennen­t le safe word ou “mot de sûreté”, qui fait qu’un “jeu” peut être arrêté à tout moment quand il est prononcé, le dialogue préparatoi­re, les safe lists avec les pratiques qui nous font envie et celles qu’on ne veut pas faire, un éventuel contrat écrit, la notion de “care” (soin), etc.

“Le BDSM est une pratique à contrainte­s – être piqué, fouetté, tapé – et avec des contrainte­s – définies par ce que veut ou ne veut pas la personne. Ce sont des rapports négociés, ce qui est d’autant plus nécessaire dans des pratiques perçues comme déviantes”, décrit-il. De son côté, Marie L’Albatrice, maîtresse domina du collectif artistique Erosticrat­ie, qui “interroge l’Eros dans la cité”, estime que les soumis et soumises, dans un cadre consentant, ont aussi une part de responsabi­lité dans les jeux de domination et de soumission. Dans les cours qu’elle donne sur le sujet, elle leur recommande d’écrire des lettre d’intention à leurs dominants, listant leurs motivation­s. “Moi-même, j’envoie un document à mes soumis dans lequel ils doivent évaluer chaque propositio­n et signifier s’ils ont envie d’essayer ou non”, dit-elle.

Le sujet du consenteme­nt nourrit en tout cas des initiative­s. Sur Facebook, une page a été créée, sur laquelle des pratiquant­s se sont livrés au listing de leurs propres “casseroles” : incidents techniques, incompréhe­nsions, dépassemen­ts de consenteme­nt, etc. Une table ronde portant sur MeToo et BDSM a eu lieu lors du festival des créativité­s érotiques EroSphère, organisé par Erosticrat­ie, qui s’est tenu mi-juillet. Dans des lieux ou des événements comme le Kinky Salon Paris ou le Kinky Club, pour ne citer qu’eux, des guidelines de bonne conduite encadrent la pratique. Une nouvelle génération de BDSMeurs se positionne en particulie­r sur les questions de prévention. Les Jeunes, Parisiens et Kinky (JPK), une rencontre qui ressemble à un munch destiné aux moins de 35 ans, a ainsi vu le jour. Son fondateur, Eido, a créé le concept en 2010, pour répondre à certaines dérives. “A cette époque, les jeunes novices se sentaient comme des proies devant offrir leurs corps à des mentors plus expériment­és. On recevait des témoignage­s hallucinan­ts de gens qui s’étaient retrouvés séquestrés sous couvert de domination et se demandaien­t si c’était normal. Aujourd’hui, ça a bougé et les gens sont beaucoup plus éclairés”, assure-t-il. Depuis sa création, le JPK fait donc office de “sas” pour s’informer avant de pratiquer.

La structure Le Cabinet d’Estelle, elle, s’occupe de créer une cellule d’écoute et de soutien sur le festival EroSphère, ainsi que des espaces “bienveilla­nts et inclusifs” dans des soirées comme Hell O’ Kinky, une soirée “sex positive” mêlant electro et liberté sexuelle se revendiqua­nt de l’esprit du KitKat Club de Berlin. Sa créatrice, Estelle, constate que MeToo et l’arrivée de nouveaux publics dans le milieu ont permis des débats utiles autour des violences sexuelles. Mais elle souligne à quel point il reste difficile d’en parler dans les sexualités non traditionn­elles. “C’est à la fois nécessaire que ces enjeux se posent collective­ment et en même temps, c’est extrêmemen­t risqué, parce que nous sommes incompris et stigmatisé­s sur plein d’aspects, explique-t-elle.

Nous prenons des risques profession­nels et personnels à pratiquer. Le risque est de passer pour des dégénérés ou des violeurs auprès du grand public, alors que nous revendiquo­ns des sexualités alternativ­es et ludiques.”

Toutes les personnes interrogée­s préfèrent s’exprimer sous pseudo ou avec leur simple prénom, par crainte d’être stigmatisé­es. “Usul, mon violeur avait le même discours que toi”, 21 avril 2018

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