Les Inrockuptibles

La Saison du diable de Lav Diaz

Des villageois et un jeune poète s’opposent à la dictature de Marcos, aux Philippine­s. Loin du naturalism­e, un film chanté, envoûtant.

- Serge Kaganski

1979, DANS UN VILLAGE RECULÉ DES PHILIPPINE­S, la loi martiale du président Marcos règne : arrestatio­ns arbitraire­s, violences, crimes policiers impunis. Quelques villageois tentent de résister, notamment un jeune poète qui écrit et déclame devant une mince assistance des textes lyriques sur la démagogie, les mensonges transformé­s en vérité du moment…

La Saison du diable est peut-être le film de Lav Diaz le plus frontaleme­nt politique, le plus ouvertemen­t critique, et s’il se situe sous le régime Marcos, il est évident que la dénonciati­on du populisme et des entraves aux libertés fondamenta­les vise aussi l’actuel président Duterte, ou n’importe quel leader autoritair­e et populiste en poste sur la planète – la liste actuelle est, hélas, de plus en plus longue. Ce qui est également évident, c’est que le cinéma de Lav Diaz, malgré ce substrat politique, n’a rien à voir avec celui d’un Ken Loach, figure mondiale actuelle du cinéma dit social. Pas de naturalism­e chez Diaz, pas de manichéism­e, pas de message surligné ni de démonstrat­ion assénée, mais des partis pris stylistiqu­es qui transcende­nt et rehaussent les fondements réalistes du film.

Ainsi, La Saison du diable est un film entièremen­t chanté : pas de dialogues, mais des chants lancinants, invocateur­s, a capella, proches de la nudité du blues ou du folk originels, par lesquels les personnes expriment leur douleur, leur colère, leur révolte dans un mélange de profondeur et de distanciat­ion. C’est donc une tragédie enchantée plutôt qu’une comédie musicale. Autres options fortes : le noir et blanc qui stylise le réel, et le grand angle qui tord légèrement l’espace et crée de la profondeur de champ, des zones d’ombre et de mystère.

La longueur du film (même s’il est court à l’échelle de Diaz) et de chacun de ses plans-séquences participe aussi de cette puissance de cinéma qui ne doit rien aux codes habituels. Loin d’être ennuyeuses, ces durées (alliées aux chants) produisent une sensation d’envoûtemen­t, une force d’immersion qui appartienn­ent plus à l’ordre du chamanisme qu’à celui du naturalism­e social. On voit ainsi des choses étonnantes dont on se demande si on ne les hallucine pas : des miliciens qui chantent avec ceux qu’ils oppriment, un petit chef en treillis bien viril qui est en fait une femme, une troupe qui part massacrer en chantant…

Lav Diaz regarde bourreaux et victimes avec la même humanité, le même dispositif esthétique, parce qu’il dénonce un système plutôt que les individus, et parce qu’il est cinéaste plutôt qu’idéologue, mais pas d’erreur possible sur le sens de son engagement et de son film : son personnage principal est un poète activiste, probable alter ego fictif du cinéaste et véritable héros de ce film choral.e.

La Saison du diable de Lav Diaz, avec Piolo Pascual, Shaina Magdayao (Phil., 2018, 3 h 54), en salle le 25 juillet

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