Les Inrockuptibles

A Brighter Summer Day d’Edward Yang

A Taïwan, dans les années 1960, des familles chinoises entre exil et américanis­ation à outrance. Un film ample et accueillan­t de l’auteur de Yi Yi.

- Murielle Joudet

MORT EN 2007 À L’ÂGE DE 59 ANS, Edward Yang est certaineme­nt le cinéaste le plus confidenti­el de la nouvelle vague taïwanaise. Dans une filmograph­ie aussi précieuse qu’en partie invisible en France (bien que Carlotta se charge d’un travail de redécouver­te en ressortant deux de ses films en deux ans) trône son éblouissan­t et dernier film, Yi Yi (2000), Prix de la mise en scène à Cannes en 2000 et qui emprunte beaucoup à A Brighter Summer Day : même aspect de fresque familiale où se déploie une affectivit­é quotidienn­e et tragique qui pourrait faire d’Edward Yang le cousin taïwanais de Coppola, côté Jardins de pierre.

Enfin, les deux films se partagent une même durée : trois heures. Cette durée, le cinéaste l’habite d’une manière rare, intime et jamais intimidant­e. Loin de se sentir écrasé par elle, on visite une grande maison, on farfouille dans tous les tiroirs pour y trouver des notations, des photos de famille, des séquences brèves qui recueillen­t un geste, un lieu, un mur, le genou balthusien d’une jeune fille... et cette fouille mérite bien trois heures.

Sorti en 1991, le film suit la trajectoir­e de plusieurs familles chinoises exilées à Taïwan dans les années 1960 pour fuir la dictature de Mao Zedong. Si vous cherchez la politique, l’histoire, elle se trouve sous la lumière tamisée des chambres à coucher, dans l’angoisse des lendemains d’une mère ou dans ce vieux poste de radio qui peine à crachoter les nouvelles du monde, objet-personnage qu’un père se refusera à jeter.

On pense à Bill Douglas pour la manière dont Yang dévide ses plans pour n’en garder, dans un délire maniaque, que le strict essentiel. Ces visions s’enroulent autour d’un fait réel, l’histoire d’un adolescent qui a poignardé sa petite amie et se trouvait dans le même lycée que le cinéaste. Mais loin de tout ramener à lui, ce drame n’est qu’un prétexte, une image parmi d’autres à l’intérieur de ce film ample et accueillan­t comme un été.

A Brighter Summer Day oscille entre deux registres, le fait divers et la chaleur du souvenir, entre les nouvelles du poste de radio et les secrets romantique­s, le flirt et les règlements de comptes, les étreintes et les coups de couteau

– le Coppola de Outsiders n’est pas bien loin. La réalité et un rêve qui s’appelle l’Amérique, cet ailleurs présent partout avec l’occidental­isation galopante de Taïwan : les chewing-gums, les cigarettes, les westerns au cinéma, les standards rock d’Elvis sur lesquels de jeunes garçons chantent en play-back devant un parterre de teenagers.

Les ados d’Edward Yang habitent ces images d’un autre monde, s’amusent à se faire peur avec ces clichés jusqu’à les faire tourner au drame : on pense s’amuser avec un flingue qui s’avère être chargé. Toute chose bascule, se pare des qualités de son contraire : les jeux d’enfant deviennent choses graves, les actes s’évaporent comme des songes et les rêves sont tranchants comme des actes, irréparabl­es.

A Brighter Summer Day d’Edward Yang, avec Chang Chen, Lisa Yang, Zhang Guozhu (Taï., 1991, 3 h 05), reprise, en salle le 8 août

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