Gimme shelter
Entre l’Afghanistan et Berlin, la Seconde Guerre mondiale et nos jours, MATHIAS ÉNARD et ZEINA ABIRACHED évoquent le déracinement dans cette BD très poétique.
DÈS L’OUVERTURE, LES YEUX SONT ATTIRÉS PAR UN CIEL ÉTOILÉ où se distingue la constellation d’Orion. Ensuite, ils s’ouvrent en grand devant un spectacle impressionnant, les Bouddhas de Bâmiyân, ces trois statues géantes construites au centre de l’Afghanistan et détruites en 2001 par les Talibans. Mais c’est dans un appartement berlinois, lors d’un dîner entre amis, que l’action débute véritablement. Les premières pages s’ingénient à nous faire perdre nos repères, sans doute pour que l’on saisisse mieux l’état d’esprit de Nayla, enseignante syrienne qui a fui son pays et prend des leçons d’allemand auprès de Karsten. Etrangers l’un à l’autre, les deux peinent à se comprendre. S’installe entre eux un jeu de séduction maladroit et attendrissant.
Pour ce livre réalisé à quatre mains, la dessinatrice Zeina Abirached et le romancier Mathias Enard se sont inspirés des rapports entre Occident et Orient. Une préoccupation commune : Abirached l’a abordée dans Le Piano oriental et Enard dans Boussole. Ce dernier, prix Goncourt 2015, évoquait déjà les écrivaines Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach – ici, dans une intrigue secondaire, elles découvrent l’Afghanistan en 1939. Il contenait aussi l’incipit, empreint de bouddhisme, de Prendre refuge. Cependant, cet album n’a rien d’un roman illustré. S’il joue avec les mots, c’est le langage de la BD qu’il explore. Le graphisme épuré, d’apparence simple mais d’une efficacité redoutable, provoque l’empathie avec très peu.
Deux traits suffisent à transmettre l’abattement des migrants en quête de papiers, un gros plan sur un visage reflète une complicité amoureuse naissante.
Le noir et blanc s’épanouit au point de faire imaginer les couleurs de parterres de fleurs. Les épatantes idées de mise en scène et les trouvailles symboliques – une double page se confondant avec la table du dîner ou les onomatopées prenant vie – apportent à l’histoire des touches de poésie. En revanche, bien que le dessin adoucisse le propos, il ne peut désamorcer la violence de ce récit bouleversant.