Les Inrockuptibles

Le Bureau des légendes

Depuis 2015, MATHIEU KASSOVITZ incarne Malotru, l’un des personnage­s les plus forts du BUREAU DES LÉGENDES. Alors que la saison 4 de la série d’Eric Rochant débarque sur Canal+, l’acteur nous parle de son travail de comédien, mais aussi d’Hollywood, de Tr

- TEXTE Olivier Joyard et Jean-Marc Lalanne PHOTO Thomas Chéné pour Les Inrockupti­bles

Alors que la saison 4 arrive sur Canal+, rencontre avec Mathieu Kassovitz et toute l’équipe d’une série unique en France

ENTRE NOTRE JOURNAL ET MATHIEU KASSOVITZ, LE DIALOGUE S’ÉTAIT INTERROMPU IL Y A PLUS DE VINGT ANS. L’acteur-réalisateu­r avait été énervé par une critique négative, “insidieuse”, ajoute-t-il aujourd’hui, d’un film réalisé par ses amis Caro et Jeunet. Son attachemen­t à la série d’Eric Rochant, Le Bureau des légendes, l’a encouragé à passer l’éponge sur les vieilles inimitiés et à nous rencontrer à nouveau, pour un long entretien à la fois détendu et cash, gouailleur et drôle.

Mathieu Kassovitz — L’intérêt d’une série, c’est qu’on se lance dans un personnage sans savoir où il va aller.

Il y a quatre ans, je me suis glissé dans la peau d’un personnage qu’Eric et ses scénariste­s avaient écrit. Je lui ai donné une incarnatio­n et, de cette incarnatio­n, ils sont repartis pour écrire. Au fil des saisons, à cause de cette interactio­n organique entre ce qui est écrit et ce qui est joué, Malotru est de plus en plus proche de moi. On vit tous les deux et on vieillit ensemble. Est-ce que tu interviens sur l’écriture du personnage ?

Pas souvent mais cela arrive parfois. Pendant la saison 3, Malotru se faisait torturer dans tous les sens. Au début de la saison 4, on devait le voir se faire fouetter. La caméra se reculait et on découvrait qu’il était dans un hammam en Russie, où c’est une coutume de se faire fouetter au sauna. C’était amusant bien sûr, sauf que je n’y croyais pas : après ce qu’il a vécu, après ce qu’on a infligé à son corps, Malotru ne pouvait pas accepter de se foutre à poil devant quelqu’un et encore moins se laisser toucher. Pour moi, ça ne tenait pas. Du coup, la scène a été réécrite.

Ça t’intéresse de jouer un personnage qui souffre de façon aussi extrême et qui ne peut partager son expérience de la douleur avec personne ?

Quand j’interprète mes personnage­s, je ne les intellectu­alise pas. Je ne m’interroge pas du tout sur mon rapport à la

rédemption et à la douleur. Je n’en sais rien et je n’en ai pas grand-chose à foutre.

Tu ne te sers pas de tes expérience­s personnell­es quand tu joues Malotru ?

Malotru est quelqu’un d’exceptionn­el. Moi, Mathieu Kassovitz, le maximum de danger que j’affronte dans mon quotidien, c’est quand je roule en skateboard électrique. J’ai deux chiens, des enfants, une maison, je ne vis pas le danger. Je n’ai aucune idée de la psychologi­e d’un homme qui a été capturé trois mois par Daech. Je ne sais pas comment ils font. Pas plus que quand on me demande de jouer un prêtre pendant la guerre, qui se bat, fait des démarches, rencontre le pape… ( Amen de Costa-Gavras, 2002 – ndlr). Tu peux faire toutes les recherches que tu veux, tu ne sais pas…

Justement, quel est le ressort qui te permet de représente­r des choses dont tu n’as aucune idée ?

Pour certains, c’est le travail, la recherche de documentat­ion. Moi, la seule réponse que j’ai trouvée à ce problème, c’est que plus tu arrives décontract­é, meilleur tu es. Si tu observes De Niro, Pacino, en fait ils vont au plus simple. Je ne dis pas que je suis un bon acteur, mais en tout cas j’utilise leur technique. Qui est de ne pas travailler (rires).

Quand as-tu arrêté de stresser pour des rôles ?

En travaillan­t avec Spielberg. Les acteurs qui avaient été castés pour Munich (2005) avaient été réunis sur l’île de Malte trois semaines avant le tournage. On était censés se préparer sans Spielberg qui terminait la promo de La Guerre des mondes, qu’il avait quand même fait en neuf mois, entre le début de l’écriture et le jour de la sortie ! Je suis devenu pote avec Daniel Craig, on flippait. On s’entraînait avec des mecs du Mossad et un jour Daniel Craig a craqué. “Mais il arrive quand, putain ? Quand est-ce qu’on travaille ? Quand est-ce qu’il me dit comment je joue mon personnage ?” Je lui ai dit : “Gars, c’est Steven fucking Spielberg ! Le mec connaît son taf. S’il arrive le jour du tournage, c’est qu’il te fait confiance. Et au pire, s’il te dit que tu fais de la merde, tu lui répondras : ‘T’avais qu’à être là, mec !’” Spielberg est arrivé et je lui ai quand même avoué qu’on était un peu en galère sans lui. Il nous a répondu qu’il était désolé de ne pas avoir pu être là plus tôt mais qu’en effet il nous faisait confiance. Il m’a dit ce que je pensais aussi : le travail de direction d’acteur commence et s’arrête au moment du casting. Une fois que tu as choisi ton acteur, l’essentiel est déjà joué.

Y a-t-il des phases dans ta vie où tu te sens plus acteur que cinéaste, et inversemen­t ?

L’idéal, c’est quand je joue dans des films que j’aurais pu moi-même avoir réalisés. C’est le cas d’Amen de Costa-Gavras, de Sparring de Samuel Jouy, de la série Le Bureau des légendes bien sûr. J’ai d’ailleurs demandé à en réaliser des épisodes mais Eric ne voulait pas. Il pense que c’est mieux si on fait chacun notre boulot et il a raison. Le travail de réalisateu­r est aujourd’hui déprécié. Tu ne peux plus voir les films de la même façon qu’il y a quinze ans parce que tu ne sais pas comment ils sont faits. Quand tu vois un plan-séquence de Scorsese en 1980 ou celui qui ouvre La Soif du mal d’Orson Welles (1958), c’est un tour de force. Ça imposait une machinerie et une intelligen­ce pratique du cinéma que tu pouvais sentir à l’écran. Le plan est sublime pendant dix minutes sauf qu’on voit une perche dans le champ. Donc on recommence. Aujourd’hui, la perche tu t’en fous, tu l’effaces.

Le cinéma tout-numérique des blockbuste­rs américains contempora­ins ne t’intéresse pas du tout ?

Si, ça m’amuse parfois. Mais ceux qui font le film, ce sont les spécialist­es des CGI (Computer-generated imagery ou images de synthèse – ndlr) plutôt que le réalisateu­r ou les acteurs. J’adorerais savoir combien de temps Robert Downey Junior passe sur le plateau d’Iron Man. Il doit enchaîner toutes les scènes de dialogues, puis les gros plans sur lui où il dit : “Hein ? Quoi ? Mais c’est pas possible !?” Et le reste du temps, on voit sa cuirasse, elle vole, mais lui il n’est nulle part.

Dans le dernier Mission : Impossible, c’est plutôt l’inverse. Tom Cruise est très présent, il ne disparaît pas au profit des doublures dans les scènes d’action.

Oui, il est plus impliqué, c’est sûr. Malgré tout, on survend un peu la fabricatio­n réaliste des scènes d’action. On te dit Tom Cruise a pris la rue de Rivoli en moto en contresens pour de vrai. OK, mais je te garantis que la moitié des voitures sont en 3D. Cette poursuite-là, qui devrait te terrasser, elle se fait battre par n’importe quelle scène de course-poursuite des années 1970, à commencer bien sûr par le French Connection de William Friedkin ou Bullitt avec Steve McQueen. Parce que ce sont de vraies voitures qui se font défoncer, qu’on sent la tôle. Dans The Stunt Man de Richard Rush (1980), quand les trois cheminées d’usine s’écroulent tandis qu’une voiture passe dessous, c’est sidérant et c’était le cinéma. Aujourd’hui, les films Marvel, Fast and Furious, c’est très marrant, mais c’est autre chose.

Tes propres expérience­s hollywoodi­ennes, Gothika que tu as réalisé en 2003 et Babylon A.D. en 2008, sont des souvenirs malheureux ?

Ah non, Gothika, c’était super. Le tournage s’est extrêmemen­t bien passé. Babylon A.D., c’était un film mal préparé, je n’étais pas bien entouré du tout, ça arrive à tous les cinéastes. J’ai une carrière de réalisateu­r dont je suis assez satisfait. Je n’ai pas fait deux films qui se ressemblen­t, je suis allé dans tous les genres. Et j’ai terminé avec L’Ordre et la Morale (2011), qui est un peu la symbiose de tout ce que j’ai fait avant.

“Malotru est quelqu’un d’exceptionn­el. Moi, Mathieu Kassovitz, le maximum de danger que j’affronte dans mon quotidien, c’est quand je roule en skateboard électrique” MATHIEU KASSOVITZ

“Si j’avais foutu une histoire d’amour dans La Haine, le film se serait écrasé. Quand t’as un sujet, tu t’y tiens. Je suis encore en attente du grand film sur notre époque, avec une vision politique derrière”

MATHIEU KASSOVITZ

C’est quand même super bizarre que tu parles de ta carrière de cinéaste au passé…

En effet, je crois que j’ai tourné ce que j’avais à faire. Je suis né dans une famille de cinéastes. C’est un métier que je n’ai pas choisi. Durant toute la première partie de ma vie, je n’avais pas d’autres centres d’intérêt que le cinéma. J’en ai découvert certains récemment. La boxe en fait partie, les enfants, les animaux… Le cinéma n’a plus la priorité qu’il avait quand j’avais 12 ans, ou 20 ans. Tous mes films, je les ai faits à fond. Mais je ne suis plus capable de ne vivre que pour le cinéma. Je n’ai jamais cherché à être le roi d’Hollywood.

Hollywood n’a plus le monopole de la fabricatio­n d’images populaires. Les nouveaux leaders sont YouTube, Netflix, Amazon…

Oui, et c’est une révolution assez excitante. Ces dernières années, j’ai eu plus d’émotion à regarder des vidéos YouTube que n’importe quel putain de film que tu peux voir au cinéma. Le cinéma américain que j’ai aimé, celui qui savait faire le compromis entre l’art et le commerce, celui de Spielberg, Scorsese, Coppola, n’a plus d’équivalent. La série télé est apparue un peu comme le nouvel eldorado des cinéastes déçus. On s’est dit : “Là, on va pouvoir montrer des bites, égorger des gens”. Maintenant il y a deux cents nouvelles séries par mois, tu ne sais pas quoi regarder, c’est du contenu au kilomètre. A l’époque des Soprano ou de Breaking Bad, ça faisait événement. Je suis un peu perdu. Le meilleur show télé que je regarde, c’est la vie politique américaine. Tous les matins, je me tape deux heures de news US, CBS, Fox News, NBC… C’est un show hallucinan­t. On va tous mourir, mais c’est génial.

Pourquoi cela te fascine-t-il ?

La probabilit­é de la fin du monde, je pense. On est à un tournant. Ils élisent un super juge qui est accusé d’agressions sexuelles par quatre femmes. Ce mec va faire la balance sur des questions comme le droit à l’avortement, la peine de mort, la possibilit­é de démettre un président. Et si ce n’est plus possible, on va se retrouver avec un président qui va faire ses quatre ans et, s’il est malin, peut-être quatre de plus. Le cerveau de Trump me fascine. Tu te demandes comment il marche. Le matin, il se réveille et il se dit : “Allez, c’est parti.” Le mec, avec toutes les casseroles qu’il traîne, avec son incapacité à parler, son incompéten­ce, il doit donner le change toute la journée.

Ce désastre te procure une forme d’amusement ?

Non, je suis quand même super inquiet. Là, on est vraiment en train de voir si l’Amérique devient un pays fasciste ou s’il est capable de résister au fascisme. J’ai fait Apocalypse (série de films documentai­res sur la Première et la Seconde Guerre mondiale auxquels il prête sa voix – ndlr) précisémen­t pour ça. Pour qu’on se souvienne qu’Hitler n’était pas une aberration mais le produit d’un système et que le système est toujours là. Tu as réalisé un film qui a fait date, La Haine, parce qu’il élargissai­t le champ social, politique, de ce que le cinéma français filmait. Que penses-tu de la descendanc­e cinématogr­aphique du film ? As-tu vu Divines par exemple ?

Oui. C’est un très bon film. Ils ont fait juste une connerie : mettre une histoire d’amour. Les gamines sont incroyable­s, la réalisatio­n très bien, sauf que cette romance n’est pas le sujet. Moi, si j’avais foutu une histoire d’amour dans La Haine, le film se serait écrasé. Quand t’as un sujet, tu t’y tiens. Je suis encore en attente du grand film sur notre époque, avec une vision politique derrière.

Tu penses qu’il manque de critique politique dans le cinéma français ?

Il n’y en a aucune, en effet. Il y a plein de films sur l’univers et la vie politique. Mais il n’y en a pas de politiques. On sait faire des films sur des milieux, comme dernièreme­nt Petit paysan, les films sur le quotidien des profs, des instits. Mais le cinéma français est fondamenta­lement un art bourgeois. Ses production­s visent à faire pleurer les bourgeois sur les injustices, les inégalités. Mais elles ne peuvent rien remettre en cause. Pendant des décennies, le cinéma a été au centre des débats. Mais c’est terminé. Cette idée qu’on pouvait faire du cinéma comme on fait du hip-hop, éveiller les gens tout en les distrayant. Cette utopie d’un edutainmen­t par le cinéma, c’est complèteme­nt désuet. Aujourd’hui, tu peux te révolter très vite sur Twitter.

Tu ne penses pas que l’on puisse vraiment prendre la parole sur Twitter ?

Je vais vous donner le titre de votre article, les gars : “Pour moi, les réseaux sociaux, c’est la fin du monde !” (rires) On peut s’en servir pour faire des choses magnifique­s, comme l’influenceu­r Jérôme Jarre qui a récolté deux millions d’euros pour les Rohingyas. Mais 90 % s’en servent pour faire de la merde. Ça génère de l’agressivit­é, de l’incompréhe­nsion. Je crois qu’on va exploser. Enfin, moi je suis en train de m’en sortir. J’ai abandonné Facebook, déjà.

Tu joues bien le jeu sur Twitter, quand même…

Ça veut dire quoi que je joue le jeu sur Twitter ? Moi j’ai l’impression de ne pas être du tout présent sur les réseaux sociaux.

Il n’y a pas si longtemps, tu insultais Marine Le Pen, non ?

Ah bon ? J’ai dit quoi sur Marine Le Pen ? Que c’était une conne ? Ben merci Twitter (rires). Je dis ça comme si j’étais au café, que je parlais avec des mecs au comptoir. Ça n’a aucune importance à mes yeux. Peut-être que ce qui me donne envie de pousser le bouchon un peu plus loin, c’est ce sentiment qu’aujourd’hui on a plus les moyens de gueuler et qu’en même temps on a moins le droit de dire ce que l’on pense. Moi je suis d’avis qu’on peut insulter les personnali­tés publiques, qu’on peut faire des blagues sur toutes les communauté­s…

La musique fait toujours partie de ta vie ou tu en écoutes moins ?

Moins, c’est vrai. J’ai vraiment eu la chance de vivre un moment historique. Très jeune, à 10 ans, j’ai écouté du punk. Et ensuite, j’ai vu le hip-hop changer le monde. Ce que j’y ai trouvé m’a construit de A à Z. Et Paris a réussi à occuper un moment le centre. Et même à garder l’essence du hip-hop. Dans les années 1990, le hip-hop, à part A Tribe Called Quest, NWA et Public Enemy, ça devient de la merde, du r’n’b un peu soupe. Le sens s’est perdu. A la même époque, NTM ou Assassin proposaien­t, au niveau des beats, ce qu’il y avait de plus innovant et pointu.

Et aujourd’hui ?

Ben j’ai 50 balais. Je suis un peu sorti de l’histoire. Je ne peux pas écouter PNL, par exemple. Ça me fait marrer cinq minutes, j’aime bien leur look, le concept, mais je viens d’une autre génération, je passe la main. J’ai adoré Booba, tout ce qu’il faisait était créatif, ses premiers albums sont mortels mais je n’arrive plus à écouter ses nouvelles production­s. C’est trop répétitif. Orelsan, Stromae, j’aime bien. Je suis sûr qu’il y a une nouvelle garde créative qui couve quelque part, mais je ne les connais plus, je suis trop vieux. Et tu bosses sur quoi en ce moment ?

Je bosse sur deux choses. J’ai un projet de série. C’est sur le sexe. Mais je n’ai pas envie d’en parler.

La sexualité est assez peu présente à ce jour dans ton oeuvre de cinéaste…

Pourtant je pense que c’est au centre de tout. Tout ce qu’on subit, la violence étatique, les problèmes sociaux, les religions, je pense que c’est le résultat de problèmes sexuels, de frustratio­ns… Quand j’avais 20/30 ans, je ne le comprenais pas. J’étais en révolte face aux conséquenc­es du problème, plutôt qu’au problème lui-même. J’ai aussi un projet de film d’animation. J’ai une idée très précise, je n’ai pas envie d’un truc tout digital. Je ne sais pas si ce sera possible, mais si ça ne l’est pas, tant pis. Je ne partirai pas à la guerre. Si je devais donner un conseil à un jeune cinéaste qui lirait cet article, c’est de prendre le temps de trouver les bons partenaire­s. Plutôt que de faire les choses coûte que coûte avec des gens pas faits pour.

Je ne suis plus prêt à supporter ce que j’ai supporté. Maintenant, j’ai envie de m’amuser. A mes débuts, je voulais sauver le monde.

Le Bureau des légendes Saison 4 à partir du 22 octobre sur Canal+

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