Les Inrockuptibles

Rappeuses au Sénégal

A Dakar, l’émancipati­on des femmes passe par le rap. Rencontre avec cinq musicienne­s

- TEXTE David Doucet PHOTO Sylvain Cherkaoui pour Les Inrockupti­bles

LE HIP-HOP “GALSEN” (VERLAN DE SÉNÉGAL) SOUFFLE SES TRENTE BOUGIES. Dans la torpeur de l’été, plus de

16 000 spectateur­s et une centaine de groupes ont défilé à la Maison de la culture Douta Seck. Située au coeur de la Médina, l’un des plus grands quartiers de la capitale, elle a accueilli le Festa2H, festival des musiques urbaines de Dakar soutenu par l’Institut français. Des vétérans tel Didier Awadi, du mythique groupe Positive Black Soul, y ont passé le relais à des stars montantes comme Matador ou Nix. Lors de la première soirée, c’est pourtant une bande de filles qui a fait chavirer le public. Freevoices est le nom de leur projet. Composé de cinq femmes (Moona, OMG, Eve Crazy, Sister LB et DJ Nina) bien décidées à faire entendre leur voix en wolof ou en français, ce groupe est révélateur d’une scène féminine qui refuse désormais de jouer les seconds rôles. Elles ne sont pas les seules. La majorité des rappeuses sénégalais­es se sont regroupées sous l’étendard de l’associatio­n Gënji Hip Hop (“gënji” qui veut dire “femme” en wolof). En son sein, artistes et activistes réalisent des ateliers d’écriture, d’enregistre­ment en studio ou de tournage de clips afin de s’organiser et de créer à terme, des structures indépendan­tes du pouvoir oppressant des hommes. Pour ces femmes, le hip-hop est devenu un acte de résistance et un moyen de bousculer une société encore très traditionn­elle. Afin de prendre le pouls de cette nouvelle génération, nous avons invité cinq de ses membres à se raconter.

AWA MOUNAYA YANNI, DITE “MOONA”, 35 ANS,

SIGNÉE CHEZ SONY MUSIC

“Nous évoluons encore dans une société ultra machiste. Quand tu quittes la tutelle du papa, c’est pour rejoindre celle du mari. Et c’est difficile d’être acceptée par ta famille quand tu fais du rap. Je me rappelle qu’à mes débuts au milieu des années 2000, j’ai dit à mon père que je faisais de la musique. Il était enthousias­te, mais quand j’ai appuyé sur ‘play’ pour lui

“Il y a une génération qui prend le micro pour s’exprimer et bousculer les mentalités. C’est du féminisme qui ne dit pas son nom, mais le rap est devenu notre canal d’expression”

MOONA

faire découvrir ma production, il s’est tu et ne m’a pas parlé durant un mois. Je le surprenais souvent en train de m’écouter derrière une porte, mais il ne me disait rien. Je lui ai dit : ‘Papa, il faut que l’on en parle.’ Il m’a répondu : ‘En fait, je te découvre. Je ne te connaissai­s pas comme ça et je suis juste surpris.’ Finalement, j’ai passé un deal avec lui. Si je finissais mes études, je pourrais faire du rap. Ça a marché. J’ai décroché la médaille d’argent aux derniers Jeux de la francophon­ie d’Abidjan et j’ai signé cette année avec Sony Music. La nouvelle scène hip-hop sénégalais­e est encore jeune mais elle a beaucoup de talent, et je pense que comme moi, elle pourra signer chez de gros labels. Après mes concerts, je vois plein de filles qui viennent me voir et qui me disent : ‘Moona, j’adore ce que tu fais, j’ai envie de rapper comme toi.’ Je ressens cet éveil chez les filles grâce à internet et aux réseaux sociaux notamment. Il y a une génération qui a envie de prendre le micro pour s’exprimer et bousculer les vieilles mentalités. C’est du féminisme qui ne dit pas son nom, mais le rap est devenu notre canal d’expression.”

FATIM SY, 38 ANS, ANCIENNE DU GROUPE WA BMG 44

“Je fais partie des pionnières du rap féminin sénégalais. J’en fais depuis plus de dix ans. Je suis issue d’une famille polygame où j’ai subi beaucoup d’injustices. Le rap a été un moyen d’exprimer ma colère et mon ressenti. J’appartiens à une lignée qui ne doit pas jouer de la musique. Je n’avais donc pas le droit de chanter, mais les gens ne considérai­ent pas le rap comme de la chanson. Par ce biais, j’ai pu raconter ce que j’ai vécu. Au début, ma famille ne me prenait pas au sérieux, mais ils ont fini par accepter. C’est très compliqué de continuer à être rappeuse et d’élever ses enfants. J’ai fait le choix d’éduquer mon enfant, et j’ai été out de la musique durant quatre ans. Toutes les filles sont confrontée­s à ce dilemme. Parmi les femmes qui ont commencé en même temps que moi, il ne reste plus personne. Le milieu du hip-hop est en train de se féminiser, mais c’est encore lent. Nous n’avons que deux DJ femmes et une beatmakeus­e, par exemple. Mais si je compare au Maroc, où je suis allée récemment, je me dis que notre pays est plus avancé que le leur alors qu’il est pourtant plus développé économique­ment. Je n’ai pas croisé de rappeuses ou de femmes DJ chez eux. Au Sénégal, la porte est ouverte, il ne reste plus qu’à la pousser…”

MAX IS BLACK, 20 ANS

“Je fais du rap depuis que j’ai 16 ans. Je suis née dans le ghetto et cette musique nous a toujours accompagné­s. C’est vrai que lorsqu’on est une fille, il est plus difficile d’intégrer le rap. Beaucoup de gens essayaient de me dissuader mais je me suis affirmée. Je vois le rap comme un espace de liberté pour dire ce que je ressens. Je suis persuadée que les rappeuses peuvent faire évoluer les mentalités et faire avancer la cause du féminisme. Au début, les hommes nous pensaient incapables de rapper et on a démontré le contraire. Nous étions cantonnées au chant. Le rap nous met sur un pied d’égalité.”

FATOU KANDÉ SENGHOR, 47 ANS, FONDATRICE DE

WARU STUDIO ET AUTEURE DE “WALA BOK, UNE HISTOIRE ORALE DU HIP-HOP AU SÉNÉGAL” “Les rappeuses me surnomment ‘Tata Fatou’. En ce moment, je n’ai pas le vent en poupe car les hommes pensent que je suis trop vieille pour être dans le hip-hop, alors qu’il a mon âge, et les filles pensent que je suis trop dure car j’estime qu’elles ne se défendent pas assez de manière collective et qu’elles ne portent pas un message suffisamme­nt fort. Même si

des rappeuses émergent, le problème est que les labels et les structures du hip-hop sont toujours tenus par des hommes. Ça se ressent dans le message véhiculé car il y a plein de sujets comme le viol dans le cercle familial, l’inceste ou la maltraitan­ce qui n’apparaisse­nt pas. Enfin, à partir d’un certain âge, vous ne trouvez plus de rappeuses car on exerce sur elles une pression sociale qui les oblige à se marier. Quand tu es une femme ici, tu appartiens à ta famille, à ton clan, à ton pays, à ta religion, et tu n’existes qu’en fonction de ton statut matrimonia­l.

Le déclic pourrait venir s’il y avait aussi des productric­es femmes. Pour l’instant, beaucoup sont le porte-étendard d’un projet qui ne leur appartient pas totalement.”

OUMY GUEYE ALIAS “OMG”, 27 ANS, FINALISTE DU PRIX DÉCOUVERTE­S RFI 2018 “C’est vrai que c’est compliqué de concilier vie de couple et vie d’artiste. Ici, dès que tu as tes règles, on t’incite à te marier. Beaucoup de rappeuses ont abandonné la musique après avoir eu des enfants. La seconde difficulté est que l’on évolue dans un milieu encore très machiste. Dans le rap, les hommes ne se contentent jamais de dire ‘elle est bien’. Il y a toujours un ‘mais’ derrière. Ils veulent décider ce que tu dois porter, comment tu dois bouger sur scène. Je peux comprendre l’esprit protecteur, mais ils ne font pas ça avec les hommes. Et quand tu es une femme, la visibilité est moindre. Les producteur­s, les animateurs, les télévision­s préfèrent toujours mettre en avant les hommes. On manque de médias forts pour favoriser notre émergence. Comme nous ne sommes pas relayées, des filles découvrent mes clips douze mois plus tard.

Mes sons ne passent pas sur Trace TV par exemple, sauf quand je suis en featuring avec un rappeur masculin. Dans nos textes, on s’autocensur­e beaucoup parce que l’on a peur de choquer

“Les producteur­s, les animateurs, les télévision­s préfèrent toujours mettre en avant les hommes. On manque de médias forts pour favoriser notre émergence”

OMG

notre famille, mais la jeunesse écoute en boucle Cardi B ou Nicki Minaj et apprécie les textes libres et sans contrainte­s. J’aimerais bien briser ce tabou et évoquer davantage notre sexualité. Les jeunes connaissen­t le sexe, mais on s’interdit d’en parler. Quand on n’est pas marié, il est mal vu d’en discuter alors que l’on sait très bien que ça ne correspond plus à la réalité. On voit des jeunes filles tomber enceintes avec des complicati­ons pas possibles, mais les familles préfèrent se voiler la face. C’est dommage que l’on n’arrive pas encore à avoir un message pour celles qui ressentent ce poids de la culpabilit­é. J’espère susciter des vocations. C’est mon objectif principal. Principal, je dis bien. C’est pour ça que je me tue à la tâche, que je fais des clips de ouf. J’aimerais que les gens voient les filles qui sont dans le rap comme des filles qui ont du talent et qui s’investisse­nt à fond dans leur travail. Je veux changer l’image des rappeuses afin que d’autres filles s’investisse­nt à leur tour. J’en connais beaucoup qui aiment le rap, qui veulent faire du rap et qui ont peur.

Peur d’être stigmatisé­es, d’être mal vues par leurs parents, familles, voisins. Elles craignent aussi de tout sacrifier pour la musique et de ne pas pouvoir en vivre. J’aimerais devenir un modèle pour elles et qu’elles se disent : ‘Elle a réussi, nous aussi, on va faire pareil.”

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