Les Inrockuptibles

Ta-Nehisi Coates

Le journalist­e US publie un recueil d’articles sur la présidence Obama

- TEXTE David Doucet PHOTO Renaud Monfourny

DIX ANS APRÈS LA PREMIÈRE ÉLECTION D’OBAMA, QUE RESTE-T-IL DU FORMIDABLE ESPOIR QU’ELLE A SUSCITÉ ? Dans son livre Huit ans au pouvoir, qui rassemble ses articles les plus importants parus dans The Atlantic au cours de cette présidence, le journalist­e et écrivain Ta-Nehisi Coates apporte des éléments de réponse importants. Si aux yeux de cette figure majeure de la vie intellectu­elle US – qui a participé à l’émergence du mouvement Black Lives Matter – l’Amérique, minée par le suprémacis­me blanc, a tracé la voie à Donald Trump, le poids symbolique de la présidence Obama ne saurait être occulté et offre l’opportunit­é à des génération­s de Noirs américains d’assumer enfin “pleinement leur identité”.

La présidence apocalypti­que de Donald Trump a-t-elle balayé l’espoir d’une Amérique nouvelle porté par Barack Obama ?

Ta-Nehisi Coates — On pourrait penser que Trump a occulté l’héritage et l’action politique d’Obama. Néanmoins, je n’imagine pas qu’il puisse tout effacer. Barack Obama a laissé une empreinte historique indélébile. Mais les gens oublient qu’il a été élu dans un contexte de désarroi généralisé après le mandat de George Bush. Je me rappelle que mon père m’a dit : “Mon fils, il faut que le pays soit sens dessus dessous pour que les gens lui donnent ce boulot.” En effet, l’économie était au bord de l’abîme, nos mains étaient rouges du sang d’innombrabl­es Irakiens. Katrina avait couvert de honte la société américaine. Son élection était moins le signe de l’avènement d’une ère postracial­e que le résultat d’une forme de désespéran­ce.

Dès lors, comment comprendre que Trump ait pu succéder à Obama ?

A chaque fois que l’Amérique a eu un gouverneme­nt progressis­te, un retour en arrière s’est ensuite produit. Aux Etats-Unis, les mandats se rapprochen­t de la royauté. Pour un grand nombre d’Américains, voir Obama pratiqueme­nt érigé en roi – car c’est ce qu’il était – s’avérait extrêmemen­t difficile à accepter. Ils voulaient le retour du pays d’avant. Donc ce n’est pas surprenant, à mes yeux, qu’ils aient décidé de prendre cette direction avec Trump. Dans votre livre, vous racontez vos discussion­s avec Obama, et l’on constate que ni lui ni vous n’avez cru à l’élection de Trump. Comment l’expliquez-vous ?

“Il ne peut pas gagner”, c’est que m’a dit Barack Obama la première fois que nous avons parlé de Donald Trump, mais je ne peux pas m’exprimer davantage en son nom. En ce qui me concerne, j’ai pensé qu’il était trop dangereux pour l’Amérique et que les citoyens s’en apercevrai­ent. J’estimais que ça se passerait comme avec Marine Le Pen en France : quand les gens réaliserai­ent, ils se rassembler­aient, et diraient “non, ça ne peut pas arriver”. Mais en fin de compte, c’est arrivé.

Vous affirmez que les grands mythes américains s’appuient sur la couleur de peau. Dans l’un de vos ouvrages, Une colère noire, vous écriviez qu’en Amérique “la destructio­n du corps noir est une tradition, un héritage”. Pensez-vous que ce pays soit originelle­ment raciste ?

L’esclavage a commencé avant que les Etats-Unis d’Amérique n’existent et a continué à se développer ensuite.

“Obama a prouvé qu’on pouvait être tout ce qu’on voulait. Il a été le premier président qu’ont connu de nombreux enfants blancs. Il est nécessaire que le symbole au pouvoir ne soit pas nécessaire­ment blanc”

TA-NEHISI COATES

La Constituti­on a fait en sorte que l’esclavage soit normalisé. C’était un levier économique important. Les quatre millions d’esclaves recensés au début de la guerre de Sécession représenta­ient une valeur financière considérab­le – 75 milliards de dollars d’aujourd’hui – et le coton qui passait par leurs mains constituai­t

60 % des exportatio­ns du pays. Les droits et privilèges des Blancs dépendaien­t de la dégradatio­n de la situation des Noirs. L’esclavage n’a pas seulement été la base de la prospérité économique des Blancs, il fut aussi celle de l’égalité sociale entre Blancs, constituan­t de ce fait le fondement de la démocratie américaine. C’est très différent de ce qui s’est passé en France, par exemple. Votre pays peut être agité par les questions migratoire­s et des débats passionnés sur le racisme, mais il existe depuis si longtemps… Ce n’est pas comme s’il n’avait été créé qu’après la colonisati­on du Sénégal, par exemple. L’Amérique est encore si jeune.

Comme Spike Lee, vous vous attaquez à deux films totem de la culture américaine, Autant en emporte le vent et Naissance d’une nation. Un inconscien­t raciste continue-t-il de flotter au-dessus de la culture de votre pays ?

Je crois que la littératur­e, le cinéma… ont toujours renforcé le racisme.

La vérité historique est en quelque sorte réécrite par les Blancs, qui dominent les formes artistique­s s’adressant au grand public. Autant en emporte le vent est le best-seller américain par excellence après la Bible. Naissance d’une nation est une oeuvre vénérée par tout le cinéma américain. Néanmoins, nous sommes à un moment de notre histoire où les réalisateu­rs afro-américains talentueux sont nombreux. Et si quelque chose me donne de l’espoir, c’est bien l’art. Ces cinéastes font tout un travail pour lutter contre cette intensific­ation du racisme. Comme Ryan Coogler avec Black Panther par exemple, ou Barry Jenkins et Moonlight. Spike Lee, avec BlacKkKlan­sman, est aussi une réponse. Avant, il n’y avait aucune réaction. C’est déjà un grand changement. Je parle de cinéma, mais il ne faut pas oublier la musique. Quand je pense au hip-hop et à la musique de Kendrick Lamar, je me dis que c’est une bonne période.

Dans votre livre, vous déclarez avoir eu “la chance de ne pas être français”. Vous avez souvent séjourné en France, vous connaissez notre culture. Diriez-vous que la société française est plus discrimina­toire que la société américaine ?

Quand j’écris cette phrase, je parle de la hiérarchie sociale. En France, la société est davantage stratifiée, je n’aurais sûrement jamais réussi chez vous. A chaque niveau, un examen ! Votre fixation sur l’importance des diplômes et des tests, la rigidité de votre hiérarchie sociale auraient rendu impossible mon itinéraire.

Votre père est un ancien Black Panther. Quelle influence a-t-il eue sur vous ? Quelle éducation avezvous reçue ?

Le plus important, c’est qu’il a cru à l’éducation sans l’école. J’étais un mauvais élève mais je savais que l’école ne définirait pas mon éducation ou ce que je voulais faire de ma vie. Chez moi, quand j’étais petit, il y avait énormément de livres, dans toutes les pièces. Mon père m’a poussé vers la culture, sans qu’il ait lui-même le profil type : il aurait pu aller à la fac mais il a d’abord choisi l’armée.

Il a toujours adoré lire. Je pense que sa plus grande influence a été de m’apprendre à me cultiver par moi-même. Un élément primordial dans ma pratique du journalism­e. Je lis constammen­t. Quand je travaille sur un sujet, je vais consulter tout ce qui peut s’y rapporter, et ça peut parfois prendre quatre mois ! Dix ans après la première élection d’Obama, pourquoi est-il si important pour vous de défendre son bilan ?

Je ne défends pas tout. Mais le symbole est plus important que la politique. Aux Etats-Unis, la présidence est le signe de l’excellence. Quand vous dites

“je veux que mon fils grandisse pour être président”, c’est un symbole des attentes les plus hautes que vous avez pour votre enfant. La plus grande réussite d’Obama a été de permettre à l’imaginaire noir d’accepter l’idée qu’un homme puisse assumer sa culture afro-américaine ET être autre chose : biracial, diplômé d’une université, intellectu­el cosmopolit­e… Obama a prouvé qu’on pouvait être tout ce qu’on voulait. Le symbole est fort.

Il a été le premier président qu’ont connu de nombreux enfants blancs. Il est primordial que le symbole au pouvoir ne soit pas nécessaire­ment blanc.

Vous dites que l’Amérique blanche craint paradoxale­ment les “bons gouverneme­nts noirs”, à savoir ceux qui ne s’attaquent pas frontaleme­nt au racisme et qui peuvent séduire un électorat blanc.

Aux Etats-Unis, les Blancs ont peur des gangs, mais ils ont aussi peur des gouverneme­nts noirs. Le pouvoir symbolique de la présidence de Barack Obama a mis à mal les arguments des suprémacis­tes blancs et a instillé la peur parmi eux. C’est cette peur qui a donné aux symboles du racisme déployés par Trump suffisamme­nt de force pour qu’il devienne président. Trump a fait de la négation de tout ce qu’Obama avait accompli la base de sa propre action. Aujourd’hui, Trump, avec ses outrances et ses multiples accusation­s d’agression sexuelle, a même retourné le symbole de sa présidence. Barack Obama avait montré aux Noirs qu’en travaillan­t deux fois plus que les Blancs, tout était possible. Mais la réplique de Trump, c’est de montrer qu’en travaillan­t deux fois moins, beaucoup plus est à la portée des Blancs.

Vous expliquez que la tragédie Trump se trame déjà entre la troisième et la quatrième année de mandat d’Obama. Pourquoi ce tournant ?

Au cours de la quatrième année de mandat commença à se répandre une campagne visant à désigner Obama comme un étranger. Barack Obama

ne croyait pas que cette théorie de l’illégitimi­té représenta­it une véritable menace pour lui, ni pour son projet ou son héritage politique. Il n’a jamais compris ses opposants, ni pourquoi ils s’étaient opposés à lui. Au cours d’une interview, il m’a confié qu’il pensait que le problème venait des médias.

Je crois que ce n’est pas le cas, beaucoup de statistiqu­es et d’études montrent qu’il y a eu une poussée raciste après son élection. Le nombre des consultati­ons du site web suprémacis­te Stormfront a été multiplié par dix. En août, juste avant la Convention nationale démocrate qui précéda l’élection, le FBI a découvert une tentative d’assassinat tramée par des suprémacis­tes blancs à Denver.

On a caricaturé Obama, on l’a grimé, on a remis en cause sa nationalit­é, mais c’était sans doute impensable pour lui d’accepter qu’une partie de la population blanche le réduirait à jamais à sa couleur de peau. Je ne partageais pas son optimisme, et cette menace faisait ressurgir mon scepticism­e naturel sur la possibilit­é d’en finir avec le racisme dans ce pays et la conviction que je partage avec Malcolm X, que ce pays n’y parviendra­it pas.

Vous avez rédigé un article intitulé “Pourquoi la vision de l’Amérique de Malcolm X persiste à travers Obama”. Que pouvez-vous nous en dire ?

Malcolm X continue d’être une grande source de fierté pour les Noirs américains. Pas uniquement pour son combat contre les suprémacis­tes blancs. Il est aussi le prototype de l’individu qui s’est reconstrui­t en s’engageant davantage auprès de sa communauté. Comme lui, Obama a été un vagabond qui s’est trouvé un but dans l’action politique au sein de sa communauté. A l’image de Malcom X, ses discours au public noir sont pleins d’exhortatio­n à l’autocréati­on et sont inspirés par son expérience. Ce qui alimentait la rage de Malcom X, c’est que malgré son intelligen­ce, ses ambitions se heurtaient à une épreuve infranchis­sable : le fait qu’il était un homme noir. A l’époque, les possibilit­és étaient limitées. Ce n’est plus le cas maintenant. Obama est devenu avocat et il s’est construit lui-même en tant que président. Pour vous, Obama a toujours été dans la retenue face aux problèmes raciaux. Est-ce votre plus grand regret au cours de sa présidence ?

C’est mon plus grand regret, oui. Je pense que ça a influencé tout le reste. Son opposition était basée sur des questions raciales et il a refusé de le voir. Il a été élevé parmi des Blancs qui l’aimaient et je crois qu’il a toujours porté cette vision en lui.

Après la victoire de Trump, avez-vous songé à vous exiler ?

Jamais. Je suis américain. On ne choisit pas son pays. Je ne vais pas laisser ma famille derrière moi car je n’aime pas Trump. J’attends de voir si de nouveaux leaders peuvent lui faire face. Trump garde de grandes chances de gagner la prochaine présidenti­elle. Dans le camp démocrate, de belles personnali­tés sont en train d’émerger, mais aucune n’a encore l’étoffe d’un président. Obama était unique. Il n’en existera peut-être jamais deux comme lui.

Huit ans au pouvoir – Une tragédie américaine (Présence africaine), 303 p., 24,90 €

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