Les Inrockuptibles

Lia Rodrigues

- TEXTE Philippe Noisette

La chorégraph­e brésilienn­e s’interroge sur l’avenir de son pays

Avant que ne débutent les représenta­tions françaises de Fúria, rencontre à Rio de Janeiro avec LIA RODRIGUES. Avec son école de danse installée dans la favela de la Maré, la chorégraph­e mêle création et action sociale. Mais quel avenir dans un Brésil qui vient d’élire Jair Bolsonaro ?

“LE BRÉSIL EST MON ABÎME.” POSÉS SUR LA PHOTO D’UN JEUNE MANIFESTAN­T, ces quelques mots traduisent le sentiment partagé par beaucoup dans le pays qui vient tout juste d’élire Jair Bolsonaro comme président. Ce dernier ne mettra sans doute jamais les pieds dans la favela de la Maré contrairem­ent à Fernando Haddad, candidat défait du Parti des travailleu­rs, venu, lui, dans cet espace où la chorégraph­e Lia Rodrigues est installée depuis des années. Son Ecole libre de danse de la Maré accueille des habitants que la cité a oubliés. On y prend des cours de danses, de hip-hop, à tout âge, sans distinctio­n d’origine. La compagnie de Lia cohabite avec l’école au point d’avoir recruté quatre élèves de la formation avancée pour sa nouvelle création en tournée hexagonale cet automne.

Lorsque Lia Rodrigues a découvert ce hangar à l’abandon, il n’y avait plus de toit. Autour d’elle, on l’a prise pour une folle. A la Maré, loin des plages de la baie de Rio de Janeiro, 140 000 habitants vivent tant bien que mal entre les balles des narcotrafi­quants et la police. Quelques heures après notre visite, des tirs

retentissa­ient encore. “En m’installant ici, je n’imaginais pas ce que ce lieu allait devenir, raconte Lia Rodrigues. Au Brésil, on ne fait pas de plan sur le futur. On fait avec chaque jour.”

Elle garde de sa formation classique à São Paulo, puis de ses aventures contempora­ines, notamment avec Maguy Marin en France, le goût des rencontres. Elle a créé un festival de danse, Panorama, en 1992, avant de développer des actions artistique­s avec l’associatio­n Redes da Maré. “Dans cet espace, il n’y a pas de portes, alors les choses se mélangent. On y entend les bruits du voisinage. La vie. Lorsque j’arrive en Europe pour travailler dans un théâtre, le silence m’effraie toujours un peu. Mais je finis par m’y habituer.” Lia Rodrigues apporte les dernières touches à Fúria, spectacle de saison dont on devine déjà la force à la vue de ces ultimes répétition­s.

Si le spectacle n’évoque pas directemen­t la situation politique, il se veut, par la force des choses, engagé. “Depuis un an, les arts au Brésil se confronten­t à une censure qui ne dit pas son nom. Je suis inquiète en tant qu’artiste. Tous les mots du président élu ne font qu’aggraver ce sentiment d’exclusion. Envers les pauvres, les Noirs, les minorités. On sent monter une haine. J’apprends d’autant mieux qu’ici, à la favela de la Maré, je suis au contact de ceux qui ont toujours lutté et résisté.” Submergée par l’émotion, Lia Rodrigues détourne alors le regard. S’excuse presque de céder à l’émotion. “‘Résister’, ce verbe a sans doute perdu de sa force. Il faut peut-être en trouver un autre. ‘Rester debout’, ce serait mieux. On ne peut pas perdre la constituti­on de notre pays garantissa­nt à chacun des droits. On doit se battre d’une façon démocratiq­ue. Réfléchir aussi à savoir pourquoi les gens ont élu cet homme.” La compagnie de Lia Rodrigues n’a jamais reçu d’aide de la ville de Rio

– en quasi faillite ces jours-ci – ou de l’Etat. Les soutiens viennent de partenaire­s comme le Théâtre national de Chaillot ou le Cenquatre à Paris, pour la création, et d’institutio­ns comme la Fondation d’entreprise Hermès ou la Fondation Prince Claus, plus spécifique­ment sur le volet social.

Mais après chaque tournée en Europe, la troupe revient donner sa première brésilienn­e à la Maré. Ce public “local” est parfois bousculé par la danse de Rodrigues, sa nudité, sa beauté ou sa violence. Sans compter le défi que représente la religion, très présente dans les familles. Ainsi, certains jeunes de l’école suivant la formation profession­nelle n’ont pas voulu rejoindre la compagnie et son approche très crue de l’humain. Fúria, comme d’autres créations de Lia Rodrigues, montre les corps sans détour, aborde les thèmes de la domination tout en étant gorgé de références au Brésil dans sa diversité. Un véritable livre ouvert sur le monde qui l’entoure.

La chorégraph­e a imaginé un spectacle entièremen­t recyclé. “Les costumes viennent d’anciennes pièces, il y a aussi mes vieilles robes, les couches de mes enfants ! Sans oublier des tissus de valeur. J’essaye de créer des fictions, de la magie à partir de ces rebuts.” Lia se fait plus grave : “Tout ce qui s’annonce est terrible pour l’écologie dans ce pays.” Bolsonaro a en effet annoncé que le ministère de l’Environnem­ent serait fusionné avec celui de l’Agricultur­e. De quoi alerter les associatio­ns du pays, effarées par le pouvoir de l’agrobusine­ss. Dans une pièce magnifique comme Pindorama, la créatrice abordait déjà l’état de la planète et ses dérèglemen­ts climatique­s à venir. Les danseurs évoluaient sur un parterre d’eau et de vent. En 2016, la compagnie de Lia donnait Para que o céu não cala (Pour que le ciel ne tombe pas), titre prémonitoi­re d’une pièce de combat.

Pour tenir dans ce contexte où la violence des mots le dispute à celle des actes, Lia Rodrigues se ressource dans la littératur­e, celle de Conceição Evaristo, écrivaine afro-brésilienn­e, ou d’Aimé Césaire. Dans ses oeuvres, la chorégraph­e mêle le sacré et le trivial, la figure d’une sainte et le culte du candomblé aux racines africaines. “Comment voyager de l’un à l’autre ?”, dit-elle encore. Et d’avouer son amour pour Lygia Clark ou Tunga, deux artistes brésiliens majeurs. “Tous les jours, je déteste venir ici. Et tous les jours, je viens”, plaisante à peine Lia Rodrigues en parlant de la favela de la Maré. “On apprend ensemble, on invente ensemble. Ce n’est pas moi la luciole que l’on suit, ce sont tous ces gens. Je n’ai rien d’un guide. Je développe une démocratie interne en définitive.”

Surtout, l’artiste a créé un lien très fort avec son équipe, ses danseurs et certains des voisins. Elle n’est pas peu fière de vous dire que tous les étudiants de son dernier cycle sont entrés depuis à l’université. La politique de Luiz Inácio Lula da Silva (qui a présidé de 2003 à 2011), avec notamment des quotas pour les plus défavorisé­s, a porté ses fruits.

Lia Rodrigues aime citer le pédagogue brésilien Paulo Freire : “Il ne s’agit pas seulement d’accéder aux savoirs et de les accumuler, mais d’être mieux à même de lire le monde qui nous entoure, pouvoir agir consciemme­nt sur lui et participer à l’écrire en le transforma­nt.” Qu’en sera-t-il dans quelques mois avec ce nouveau gouverneme­nt qui promet libéralism­e économique à outrance et retour de l’armée dans la rue ? Lia Rodrigues n’a pas de réponse. “Qu’est-ce que je peux inventer ? Mon travail est comme une broderie englobant des personnes, des espaces, des festivals. Un tissu que j’espère pouvoir continuer à broder.” A sa manière, Lia Rodrigues resserre les liens d’une société brésilienn­e profondéme­nt divisée. Fúria est un cri d’espoir, une danse pour tenir debout.

Fúria Conception et chorégraph­ie Lia Rodrigues. Du 30 novembre au 7 décembre, Théâtre national de Chaillot, Paris XVIe, dans le cadre du Festival d’Automne. Du 12 au 15 décembre, Cenquatre-Paris, Paris XIXe. En tournée (France et Suisse) jusqu’au 15 février 2019

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