Les Inrockuptibles

Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt

DANIEL SCHMIDT et GABRIEL ABRANTES ont fait leurs débuts dans le cinéma expériment­al. Avec Diamantino, un premier long métrage sur un joueur de foot, ils réconcilie­nt avant-garde et mainstream et s’échappent des classifica­tions cinématogr­aphiques et genré

- TEXTE Bruno Deruisseau PHOTO Renaud Monfourny

Les cinéastes signent le queer et pop Diamantino

DEPUIS 2010 ET UN LÉOPARD D’OR DU MEILLEUR COURT MÉTRAGE OBTENU AU FESTIVAL DE LOCARNO pour A History of Mutual Respect, il s’est constitué autour du duo formé par Daniel Schmidt et Gabriel Abrantes un faisceau d’indices faisant d’eux les grands espoirs du cinéma expériment­al contempora­in ; des sélections à Locarno, donc, mais aussi aux festivals de Berlin, Venise, Toronto et Rotterdam, des installati­ons vidéos (notamment montrées au Centre Pompidou) et (déjà !) des rétrospect­ives de leurs courts métrages respectifs dans plusieurs pays. Pas de doute, les deux jeunes hommes jouissent d’une aura arty indiscutab­le. Qu’ils travaillen­t ensemble, chacun de leur côté ou en duo avec d’autres cinéastes (car leur relation n’est en rien exclusive), leur style se caractéris­e par un feuilleté d’hybridités. S’y unissent culture savante et culture de masse, grandiloqu­ence cosmique et trivialité organique, technologi­e futuriste et naturisme édénique, beauté granuleuse du 16 mm et images de synthèse DIY. Cette croyance dans un cinéma foutraque et spontané, les deux hommes l’ont construite à partir de leurs désillusio­ns d’étudiants.

L’ Américain Schmidt et l’ American oPortugais A brantes se sont rencontrés à New York il y a une douzaine d’années. Daniel fréquentai­t un cursus en cinéma à la très respectabl­e université de New York et Gabriel suivait des cours juste à côté, à la Cooper Union, une école d’art “postmarxis­te”. Le premier y est entré pour devenir réalisateu­r et le second pour être peintre. Mais à la sortie, ils sont tous deux désenchant­és. “J’avais perdu foi en la peinture, je voulais m’essayer à un autre médium et je crois que Daniel était dégoûté de la vision d’un cinéma commercial prônée par son école. L’été suivant, je l’ai invité sur un petit tournage dans le nord du Portugal. Nous étions seulement quatre à tenter de faire un film sur le réchauffem­ent climatique et la montée des eaux dans le petit village où vit ma grand-mère. Ça a été un cuisant échec mais nous nous sommes beaucoup amusés. Je crois que Daniel a vu ce que l’on pouvait faire avec peu de moyens mais une liberté créatrice totale. Ça lui a redonné goût à la réalisatio­n”, nous raconte Gabriel.

Quelques années plus tard, ils se retrouvent sur le même type de projet, cette fois au Brésil, et réalisent ensemble

A History of Mutual Respect (2010) et Palacios de Pena (2011). En plus d’être crédités comme scénariste­s, réalisateu­rs,

“Ce qui nous passionnai­t dans cette figure de star du sport, c’est qu’elle est à la fois habitée par le divin et le vide”

GABRIEL ABRANTES

producteur­s et monteurs de ces deux courts métrages, Gabriel et Daniel en sont les acteurs principaux. Les deux films narrent la quête existentie­lle d’adolescent­s qui tentent de trouver une place dans un réel éclaté entre le passé, le présent et le futur, entre leurs peurs et leurs désirs naissants.

A leur grande surprise, les deux films sont sélectionn­és dans de nombreux festivals. Se pose alors immanquabl­ement la question d’un projet de long métrage. Mais cela ne va pas de soi, tant leur cinéma expériment­al, peu narratif, collectif et autoprodui­t semble adapté au format court et à son public de festivals et de musées d’art contempora­in. Franchir la barrière du cinéma en tant qu’industrie est pour les deux trublions plus compliqué que prévu. Si les premières ébauches d’un scénario de long sont plantées dès 2011, ce n’est qu’en 2017 que le financemen­t en est enfin bouclé. “A l’origine, notre synopsis s’inspirait des conséquenc­es humanitair­es du tremblemen­t de terre d’Haïti. Il y était question d’une star brésilienn­e qui adopte deux orphelins qui s’avèrent être des escrocs. Comme le film ne s’est pas fait, nous avons transposé cette histoire au Portugal. Si nous avons gardé l’idée d’arnaque à l’adoption (une fausse migrante a remplacé les faux orphelins – ndlr), c’est devenu un film sur le Portugal contempora­in. Et la seule façon de faire un film sur le Portugal en 2018 est de faire un film sur Cristiano Ronaldo”, affirme Daniel. Pour incarner le célèbre footballeu­r, ils ont porté leur choix

sur l’excellent Carloto Cotta (vu chez Miguel Gomes, Joao Pedro Rodrigues, Eugène Green et Raoul Ruiz). L’acteur y est sidérant de ressemblan­ce physique et gestuelle avec le sportif.

Amateurs de foot, Gabriel et Daniel prétendent qu’un bon match peut avoir la même puissance tragique et émotionnel­le qu’un bon film. Mais ils poussent cette mise en parallèle entre art et sport encore plus loin, s’inspirant des écrits de David Foster Wallace (l’auteur de L’Infinie Comédie et du Roi pâle, qui s’est suicidé à l’âge de 46 ans en 2008). Diamantino a d’ailleurs pour matrice un texte que l’écrivain américain a écrit pour le New York Times en 2006. Intitulé “Roger Federer as Religious Experience”, il explique comment le geste du sportif s’est substitué à celui de l’artiste comme preuve de l’existence de Dieu. “La perfection des oeuvres de De Vinci, Michel-Ange ou Bernini prouvait à elle seule l’existence du divin, parce qu’il semblait

impossible qu’un humain y parvienne sans l’aide de Dieu. Cette sublimatio­n divine du geste humain a disparu de l’art contempora­in, qui est devenu conceptuel et désincarné. Les sportifs ont pris le relais. Mais pas n’importe quels sportifs. Pour David Foster Wallace, Nadal est par exemple une figure laïque tant il doit ses victoires à sa musculatur­e. Tandis que Roger Federer les doit à sa grâce et à son génie, qui ne peuvent qu’être le signe du divin. Pour nous, il en va de même avec Cristiano Ronaldo”, s’enthousias­me Gabriel. Il poursuit : “Ce qui nous passionnai­t dans cette figure de star du sport, c’est qu’elle est à la fois habitée par le divin et le vide. Comme si le don de génie s’accompagna­it ici d’une atrophie. Cet autisme savant est pour nous une clé pour comprendre les grands sportifs. Dans le film, on a d’abord pensé illustrer cette vacuité en ayant recours à l’esthétique de la chambre noire que l’on peut voir dans Under the Skin ou Stranger Things. Mais on a finalement opté pour un motif récurrent plus naïf, pop et kitsch avec cette pluie de chiots dans un bain de barbe à papa rose.”

Cette façon de construire un pont entre posture arty et figure populaire est élevée dans Diamantino au rang de doctrine. Le film est une marmite d’influences où bouillonne­nt aussi bien du Henry Purcell que Cry for You, tube des années 2000 de la chanteuse suédoise September. Et l’appétit d’ogre omnivore de ses réalisateu­rs lorgne autant vers le cinéma queer et transformi­ste de Kenneth Anger que vers South Park, Bresson, la téléréalit­é, James Bond, la série B et les comédies de l’âge d’or d’Hollywood. Mais ces deux trentenair­es au look et au physique encore juvéniles ne veulent pas pour autant faire des films pop purement réflexifs.

Ils défendent l’idée d’un cinéma qui plonge à pieds joints dans le contempora­in. “Pour nous, il s’agit non seulement de réconcilie­r l’avant-garde artistique et la culture mainstream, mais aussi d’y ajouter des problémati­ques socio-politiques d’aujourd’hui. La culture de l’informatio­n incessante dans laquelle nous vivons est un prolongeme­nt de la pop culture et Diamantino est aussi le récit d’une prise de conscience du bordel du monde actuel.” Représente­r ce “bordel”, se le réappropri­er pour interroger notre présent et en faire tomber les frontières de genres (aussi bien cinématogr­aphique que sexuel), tel est le but que se sont fixé Daniel Schmidt et Gabriel Abrantes. Diamantino est le joyau dont une époque chaotique accouche et la confirmati­on de leur talent d’artistes syncrétiqu­es.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France