Les Inrockuptibles

Alain Touraine

- TEXTE David Doucet PHOTO Renaud Monfourny

Alors qu’il publie Défense de la modernité, le sociologue ausculte notre société

Dans son nouveau livre, Défense de la modernité, ALAIN TOURAINE invite à repenser l’action sociale à travers deux acteurs clés : les femmes et les migrants. Le sociologue évoque également sa vision de l’économie et de la social-démocratie ainsi que son soutien appuyé à Emmanuel Macron.

À 93 ANS, IL S’ÉLÈVE POUR DÉFENDRE LA MODERNITÉ DE NOS SOCIÉTÉS. À REBOURS DES DISCOURS ANXIOGÈNES, ALAIN TOURAINE voit dans les nouvelles technologi­es les ressorts de notre libération. Dans ce qu’il considère être “son avant-dernier livre”, le grand sociologue repense notre époque en tenant compte notamment de la libération des femmes. Loin de céder au pessimisme face aux crises écologique­s et économique­s qui nous menacent, Alain Touraine nous invite à regarder l’avenir dans les yeux sans faire l’impasse sur la bouillonna­nte créativité humaine.

Est-ce l’un de vos livres les plus importants, comme l’annonce le bandeau ?

Alain Touraine — Ce sont les éditions du Seuil qui ont souhaité ce bandeau. Dans mon esprit, c’est mon avant-dernier livre – celui que je suis en train d’écrire en ce moment ne sera qu’un complément de celui-ci. Concernant le mot “important” (soupir)... Disons que je suis à la fin de ma vie, c’est évident. Ce n’est pas un état très agréable. J’ai grandi durant la guerre. Ma vie a commencé avec la Libération de Paris, et puis je me suis jeté dans la société industriel­le. J’étais élève à l’Ecole normale supérieure en 1945 et je l’ai quittée pour aller travailler dans les mines à Valencienn­es, de 1947 à 1948. Pour moi, ce n’était pas simplement “la mine”, mais quelque chose d’à part : la réalité. Ces années étaient marquées par de grandes grèves révolution­naires, en particulie­r dans le Nord. Jules Moch, le ministre de l’Intérieur, avait créé une police contre les grèves, qui deviendra le corps des CRS. C’était une expérience marquante. En vous glissant dans la peau d’un mineur, souhaitiez­vous vous extraire de votre milieu social d’origine ?

Non, pas de mon milieu social d’origine. Mais du milieu scolaire. J’étais hors réalité. Pendant la guerre, on ne savait rien, on ne nous parlait de rien. Au lycée, on traduisait du grec bêtement. Il n’y avait pas Jean-Pierre Vernant ou Michel Foucault pour nous faire comprendre les choses. A l’époque, pour ceux qui n’avaient pas connu l’avant-guerre, la réalité c’était la reconstruc­tion, l’industrial­isation, le mouvement ouvrier, les luttes sociales. Je ressentais le besoin de toucher le réel.

Cette expérience a-t-elle changé votre vision des choses ?

Oui. Suite à cela je suis revenu aux études, et j’ai réalisé deux thèses. Dont un travail auquel j’ai consacré cinq ans, sur la conscience de classe ouvrière. Mon souci avec la pensée marxiste, c’est que son interrogat­ion porte avant tout sur la logique de la domination capitalist­e. Or, la “conscience de classe” m’a toujours plus intéressé que la situation matérielle.

Mes questions étaient : qu’est-ce qu’un ouvrier ? Qu’est-ce que la classe ouvrière ? Ce raisonneme­nt m’a incité à développer ce que j’ai appelé “la sociologie de l’action” ou “sociologie des acteurs”. Les marxistes révèlent toujours des systèmes de domination, mais jamais d’acteurs qui luttent contre, dans leur pensée. Moi, j’ai toujours essayé de trouver des acteurs. Puis le monde a changé. Je me suis beaucoup excité. Après 1968, nous avons connu une période violente. J’enseignais à Nanterre et je pense être le seul prof à avoir écrit un livre sur les événements. Ensuite, tout s’est dégradé. L’époque Mitterrand

ne me plaisait pas beaucoup : j’étais trop “ouvriérist­e” pour cela, c’était étranger à mon monde. J’étais malheureux alors j’ai foutu le camp en Amérique latine où j’ai vécu pas mal d’années. Après l’expulsion de Michel Rocard, j’ai mis au point la méthode dite de l“interventi­on sociologiq­ue”, qui permet de détecter les mouvements sociaux. Pour moi, tout ce qui a suivi, c’est zéro. Ma femme est morte d’un cancer en 1990. Dès lors, je vieillissa­is, je vieillissa­is. J’écrivais, j’écrivais. Parmi mes livres, Critique de la modernité (1992) reste l’un des plus importants à mes yeux. Depuis la mort de ma seconde femme, en 2012, je n’ai fait qu’une série de livres, sans prendre de vacances ou de week-end, et parmi eux La Fin des sociétés (2013) et Nous, sujets humains (2015).

Dans quelle mesure votre dernier livre épouse-t-il ces réflexions ?

En 1969, j’ai écrit un livre qui s’appelle La Société post-industriel­le. Aujourd’hui, je souhaite proposer une théorie générale de la sociologie en expliquant ce qu’est la société industriel­le (et postindust­rielle). Mais quels sont les acteurs et les grands lieux de bagarre de ces sociétés hypermoder­nes ? Mon hypothèse est que ces acteurs sont les femmes et les migrants. J’ai écrit il y a vingt ans de cela un livre, Pouvons-nous vivre ensemble ? Egaux et différents, et aujourd’hui, on en revient finalement à cette même question : peut-il vraiment y avoir des sociétés multicultu­relles, au sens le plus fort du terme ? Il s’agit toujours de penser historique­ment ce qu’est la société postindust­rielle. Les migrants sont au coeur des débats, mais cela tourne dans le mauvais sens. Moi qui ai beaucoup de liens avec l’Italie, je peux dire qu’actuelleme­nt ce n’est plus à l’extrême droite qu’elle se confronte, mais au fascisme. Salvini, c’est du fascisme.

Concernant les femmes, quel point de vue portez-vous sur l’actuelle libération de la parole face aux oppresseur­s, celle de l’ère MeToo ?

J’ai déjà consacré un livre aux femmes ( Le Monde des femmes, 2006) et je suis désormais persuadé qu’elles vont être l’un des grands thèmes structuran­t la vie politique. Je suis assez militant par rapport à cela. Depuis le début de la modernisat­ion, les femmes ont été enfermées dans la case “nature”, là où les hommes ont été associés à la “culture”. Eux faisaient la guerre, la chasse, et elles, les enfants. Les hommes, la “production” et les femmes, la “reproducti­on” – et ce, en état d’infériorit­é. Et cela fait longtemps que les femmes s’efforcent de faire pénétrer l’esprit de création, dont les hommes avaient pris le monopole, dans l’état du corps, de l’émotion, de la sexualité, ces aspects non pas “vécus”, mais “reçus”. J’ai de bons rapports avec le neuropsych­ologue Antonio Damasio, qui essaie de démontrer que la créativité se niche dans les sentiments et les émotions autant que dans la raison. Quand je dis “femme” je parle de sexe, pas de genre. On est passé d’une modernisat­ion “limitée” à une modernisat­ion “généralisé­e” et j’observe un élargissem­ent fondamenta­l de la notion de créativité au sein de nos sociétés : on fait l’effort d’étendre cette créativité humaine à l’ensemble de l’expérience vécue. On peut observer que la société postindust­rielle d’aujourd’hui, c’est-à-dire la société hypermoder­ne, est avant tout une société de communicat­ion. Or, les métiers de communicat­ion (l’enseigneme­nt, les soins médicaux, les médias) concernent bien plus les femmes que les hommes. Alors avec ce livre, j’essaie également de comprendre ce qu’est cette société qui présente des champs de valeurs et d’actions tout à fait différents, qui n’est plus une société d’Etats nationaux mais de globalisat­ion, où il n’y a plus un système de politique représenta­tif du “social” mais un pouvoir “total” – et non pas totalitari­ste – : à la fois politique, économique et culturel.

Pour vous, la modernité a également engendré l’éliminatio­n du sacré et d’une vision métaphysiq­ue de la vie…

Quand vous lisez les écrits mythologiq­ues grecs et romains, vous comprenez que les divinités y font office de fonction sociale : le foyer, la guerre, la médecine. Les sociétés classiques sont les sociétés de la cité : l’homme y est avant tout un citoyen. La notion de “société moderne” a vraiment commencé à être centrale avec le monothéism­e, où le Dieu est créateur. Je préfère alors parler de “religieux” plutôt que de “sacré”. Le monde moderne lui succède : c’est celui de l’humanisme et des Lumières, où ce n’est pas l’homme qui est créé, c’est l’homme qui crée. Il n’est pas une créature mais un créateur. Nous sommes passés d’une société de lois et de structures à une société du sacré, puis d’une société du sacré à une société d’actions techniques, et aujourd’hui nous entrons dans un monde de la conscience de soi. Michel Foucault parlait de “soin de soi-même”, c’est-à-dire d’action sur soi. C’est ce que l’on observe avec les femmes.

Malgré le péril mortel qu’implique le risque d’une société hyperindus­trielle, restez-vous optimiste quant à l’avenir ?

J’évoque toujours les catastroph­es mais je suis quelqu’un de foncièreme­nt optimiste, car je crois en l’action des hommes. Je suis persuadé que la clé de la réussite est la compréhens­ion des interdépen­dances entre les champs de la vie collective : entre l’éducation et la religion, la religion et la production, etc. Aujourd’hui, nous assistons à un éclatement, si ce n’est à une disparitio­n, de la “capacité d’agir”. L’économie marche toute seule dans son coin, idem pour la politique et l’armée. Et vous avez des déterminan­ts militaires, religieux, politiques, mais pas de capacité d’action sociale. Ce qui m’intéresse c’est : qu’est-ce qui fait qu’une société est capable d’agir, y compris pour le pire ? Je ne suis pas convaincu de l’explicatio­n d’Hannah Arendt, qui avance que le totalitari­sme éclôt quand la société se défait et que, donc, tout se regroupe dans le fait du chef.

Je ne pense pas que le totalitari­sme se définisse par le culte d’un leader. Le totalitari­sme c’est le “national”, c’est-à-dire l’Etat, qui bouffe le social. J’ai écrit un livre qui s’intitule La Fin des sociétés. Comprendre : la fin des sociétés industriel­les, des sociétés qui se croient “société”. Le fond des choses, c’est que la France n’a jamais pensé cette chose centrale que l’on appelle “la société”. Elle a souvent pensé la religion ou l’Etat, mais la société, non.

Pensez-vous que le capitalism­e soit mortel ?

Tout est mortel, le capitalism­e, le socialisme, si cela se transforme en accumulati­on et en destructio­n de biens.

Au vu de la situation globale actuelle, estimez-vous qu’il y a de moins en moins de démocratie directe et que nous entrons dans un régime totalitair­e ?

Aujourd’hui, les nationalis­mes totalitair­es se répandent comme la misère sur le monde. La globalisat­ion a induit une perte de contrôle des Etats sur l’économie mondiale. Le système est structuré en fonction des milliardai­res. En 1917, on a observé une tentative de foutre en l’air le capitalism­e, mais ce n’est pas ce qui s’est produit. Lénine souhaitait instaurer un pouvoir central. C’est le contraire absolu du règne du peuple que cette création d’une dictature nationale. Enfin, le monde que connaisson­s depuis des siècles est celui de la domination d’un monde chrétien sur un monde islamique (et d’autres croyances). Il ne faut pas s’étonner qu’il y ait un “retour de bâton”.

Afin d’étudier cette situation, le sociologue franco-iranien Farhad Khosrokhav­ar a compris qu’il fallait combiner les explicatio­ns socioécono­miques et religieuse­s. Comment expliquer la montée des populismes ? Donald Trump qui succède à Obama, la victoire de Marine Le Pen aux élections européenne­s, l’essor des extrêmes droites dans le monde ?

(Il hésite) C’est compliqué. Il faut prendre en compte la diversité des cultures. En France, par exemple, nous avons connu la gauche, c’est-à-dire les socialiste­s : des anticléric­aux qui ont fait de la laïcité leur grande affaire. Pourtant, ils ont été engagés dans le colonialis­me : rappelons que le colonialis­me a été de gauche en France. Or, dans la société états-unienne, de Wilson à Obama, la gauche américaine, ce sont les banquiers et les intellectu­els. Les banquiers de Wall Street votent à gauche. Mark Zuckerberg vote à gauche. Les choses sont donc plus complexes. Nous sommes en tout cas en pleine période de décomposit­ion de la social-démocratie et risquons d’être emportés par ce courant populiste. Plus que “populiste”, je préfère appeler ça du “fascisme”, car au moins, on sait de quoi il retourne.

“Nous sommes en pleine période de décomposit­ion de la social-démocratie et risquons d’être emportés par ce courant populiste”

Vous avez dit qu’avec Emmanuel Macron nous avions “enfin un pilote dans l’avion”. Qu’est-ce qui vous fait croire autant en lui ?

La victoire de Macron a provoqué un écroulemen­t de tous les systèmes socio-démocrates. Il a mis tout le monde dans sa poche. Il s’agit maintenant de se poser les questions quant à la “France de l’avenir” : quelles sont les mesures qui permettron­t de relancer la production ? La France est un pays où les inégalités de revenus ont très peu progressé et qui a vu les inégalités de capital – le logement – exploser. Les quartiers de Paris se sont vidés de leurs classes populaires. Ce pays a toujours été très en retard en tant que société industriel­le, dans les investisse­ments, les technologi­es. Ainsi, on pourrait penser que Macron est actuelleme­nt tout seul à l’Elysée, mais c’est un peu court comme explicatio­n – même si on observe aujourd’hui quelques conneries invraisemb­lables ! On peut au contraire se dire que cela tient à une réalité beaucoup plus profonde : une décomposit­ion du système français.

Quels retours votre fille, Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé sous Hollande, vous a-t-elle fait de son expérience au gouverneme­nt ? Se disait-elle en capacité d’impulser politiquem­ent des réformes ?

Le gouverneme­nt Hollande a fait deux choses magnifique­s. Déjà, supprimer le déficit de la Sécurité sociale. Quand ma fille est arrivée, il y avait dix milliards d’euros de déficit. A son départ, il n’y avait plus que sept cent millions de déficit : elle a quand même rebouché le trou de la Sécurité sociale.

Puis il y a eu une seconde chose : le mariage pour tous, par Christiane Taubira, qui l’a fait avec une belle allure. Mais les gens qui ont géré l’économie étaient médiocres.

Le gouverneme­nt aujourd’hui est-il mieux armé ?

Il n’y en a plus ! A l’éducation, il y a Jean-Michel Blanquer. Il connaît la boutique et sait de quoi il parle. En tout cas, dans l’état de la politique actuelle en France, je ne vois pas, moi, pour qui je peux voter si ce n’est pour Macron. Je pense qu’il a très bien géré l’écroulemen­t politique.

L’avez-vous déjà rencontré ?

Oui, il y a quelques mois, avant l’été, à l’occasion de la sortie d’un petit livre que j’avais écrit à son sujet. On a passé plus d’une heure ensemble, à l’Elysée. De cette conversati­on, j’ai retenu une chose qu’il a pu exprimer : l’idée qu’un pays a besoin d’une croyance commune, d’un objectif commun, de quelque chose qui unit les gens. D’une famille, presque.

Une communauté de destin ?

Oui. Il est très sensible à cela. Je lui ai dit que dans sa position il lui manquait, plus qu’une vision, un “projet”. Il m’a rétorqué qu’il avait reçu un pays en petits morceaux…

La France a-t-elle manqué une chance historique avec Michel Rocard ?

Tout à fait. Plus largement, la France a loupé la socialdémo­cratie ! Aujourd’hui, la question serait de savoir si Macron est capable de se redresser. Je dirais que non. Je ne pense pas non plus que “les autres”, comme Madame Le Pen, puissent progresser. Ma fille, elle, est devenue une anti-Macron. Elle traduit bien la pensée de la gauche socialiste française. A savoir que, pour eux, il n’y a qu’un modèle, Mitterrand, qui en appelle à un “tous ensemble”, entre gauche et extrême gauche. Me concernant, que Macron soit bon ou mauvais, je ne vois pas comment on pourrait avoir une autre solution que lui en 2022. L’incompréhe­nsion du monde par la classe politique française est extrême aujourd’hui.

Comment l’expliquer ?

La France a toujours été gouvernée par des gens qui mettent quelque chose au dessus de l’économie : le bon Dieu, la loi, les fonctionna­ires. Les objectifs ont rarement été économique­s en France. En 1914, elle était encore à moitié rurale. C’est comme si le monde s’était arrêté vers 1900.

Pour comprendre le réel aujourd’hui, quel corps de métier infiltreri­ez-vous ?

Un corps qui n’existe pas en France : les université­s. Chaque époque suppose son institutio­n fondamenta­le. Autrefois, c’était l’armée. Au XIXe siècle, la banque. A la fin du XIXe, la grande usine – Ford. Aujourd’hui, pour entrer dans le monde hypermoder­ne, il faut passer par les research universiti­es. Je fais partie de l’Académie des sciences américaine et suis d’accord avec leur mantra : aucune innovation technologi­que importante ne s’est faite sans une base de recherche fondamenta­le. Mais il paraît qu’il n’y a plus assez d’argent pour faire de grandes université­s...

Défense de la modernité (Seuil), 384 p., 24 €

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A Milan, Italie, le 16 novembre, des étudiants manifesten­t contre Matteo Salvini et sa coalition populiste

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