Les Héritières de Marcelo Martinessi
Le déclassement et la renaissance d’une sexagénaire (magnifique Ana Brun) comme allégorie de la bourgeoisie uruguayenne à l’agonie.
IL Y A TOUT DE SUITE QUELQUE CHOSE D’INTRIGANT à suivre cette femme, Chela, dans sa grande maison cossue mais lugubre, dont on vide un à un les meubles. Elle vit là avec sa compagne, Chiquita, et une domestique, alors qu’elle-même est de toute évidence déchue socialement. Pour d’obscures raisons, son amante est envoyée en prison et Chela se retrouve seule et démunie dans son mode de vie insulaire. Misanthrope coupée du monde, elle doit se risquer à l’extérieur et fait le taxi pour de vieilles voisines argentées.
Premier long métrage de son réalisateur uruguayen,
Les Héritières fait le constat social d’un pays marqué par des décennies d’une dictature qui a pris fin il y a trente ans, mais dont la classe sociale incarnée par Chela, longtemps protégée, ne ressent les déflagrations qu’aujourd’hui. Cette bourgeoisie indifférente et repliée sur elle-même, la sexagénaire en est en quelque sorte l’allégorie, le symbole momifié représentant un vieil ordre à l’agonie. Instruite
et libérée (elle vit en couple avec une femme), mais rabougrie par la solitude et le confort. D’employeuse, elle devient employée, celle qui reçoit des ordres et, paradoxalement, reprend les rênes de sa vie et de son désir.
Dans ce rôle, Ana Brun, qui a récolté l’Ours d’argent de la meilleure actrice à Berlin, fait des merveilles, d’abord si désagréable qu’on se demande comment on pourrait l’aimer, mais radieuse et émouvante dès que sa carapace se fendille, en présence d’une attirante jeune femme qu’elle conduit en voiture d’un rendez-vous à l’autre. Plus encore qu’un women’s picture, Les Héritières est un film de femmes au pluriel, drôles, gouailleuses, contrastées, et c’est à elles que le cinéaste rend hommage à travers un regard mi-taquin mi-attendri, nous laissant en contrepartie le sentiment d’une fin un peu bâclée et inaboutie.
Les Héritières de Marcelo Martinessi avec Ana Brun, Margarita Irún, Ana Ivanova (Par., All., Uru., Nor., Fr., Bré., 2018, 1 h 38)