Les Inrockuptibles

Reportage

En Géorgie, la jeunesse s’émancipe grâce à la mode et la musique

- TEXTE Ingrid Luquet-Gad

“EN GÉORGIE, NOUS N’AVONS PAS DE RESSOURCES NATURELLES. Nous ne pouvons donc compter que sur notre créativité”, raconte Sofia Tchkonia, fondatrice et directrice artistique de la Mercedes-Benz Fashion Week de Tbilissi, dont la septième édition se tenait début novembre. “Je voulais que l’on puisse associer mon pays à la mode, au talent, à l’énergie. Et non plus seulement à la politique.” Lorsqu’on la rencontre dans une salle feutrée du musée des Beaux-Arts, les défilés battent leur plein. A l’extérieur, la jeunesse locale parade. On croit reconnaîtr­e quelques-unes des pièces qui ont contribué à faire de Tbilissi l’une des nouvelles capitales de la mode : les étroites lunettes aperçues sur le nez de Rihanna (signées George Keburia) ou le manteau en cuir rouge que ne quitte plus Bella Hadid (pièce phare de la marque Situationi­st). Mais même sur ce bout de trottoir où se presse l’écosystème cosmopolit­e de la mode, la politique locale ne cesse de revenir à l’ordre du jour.

Un peu partout dans la rue, les affiches électorale­s font de la concurrenc­e à celles qui promettent green card et taux de change lari/dollar avantageux. Le 2 décembre, le pays choisira son prochain président. Ces élections seront les septièmes depuis l’indépendan­ce de 1991. “Les élections ? Avec mes amis, c’est un sujet de plaisanter­ie. Personne de mon âge ne vote. Les deux candidats sont aussi conservate­urs et pro-russes l’un que l’autre”, constate le DJ Zurkin. A 29 ans, il a ouvert il y a trois ans Vodkast Records, le premier magasin de disques de la ville. Depuis une poignée d’années, une jeunesse progressis­te creuse des poches de résistance. “Les gens apprennent à s’amuser. De plus en plus de clubs ouvrent : Cafe Gallery il y a sept ans, suivi de Bassiani, Mtkvarze ou KHIDI”, complète Shota, 21 ans, qui travaille au bar du complexe culturel Fabrika. Lui non plus ne votera pas et précise que le changement que l’on observe actuelleme­nt est porté à bout de bras par sa génération.

Cet état d’esprit infuse également la fashion week dans un pays où, précise Sofia Tchkonia, “il existe encore un fort esprit de communauté et de débrouille puisque la mode n’est pas encore une industrie”. Pour faire bouger les choses à l’intérieur du pays, cette génération connectée mise sur les atouts qui sont les siens : la solidarité, la maîtrise des codes visuels et le relais sur les réseaux sociaux. La mode et la danse sont d’emblée politiques. Ce n’est donc pas un hasard si les dernières collection­s de George Keburia et Situationi­st, soit deux des jeunes marques les plus en vue du pays, affichaien­t toutes deux ouvertemen­t leur soutien à la communauté LGBT+. Chez le premier, une frange arc-en-ciel vient souligner un pan ou un revers de vêtement aux coupes strictes. Le second choisit d’envoyer son armée de créatures carapaçonn­ées de cuir le long des escaliers bétonnés du club Bassiani, hôte des soirées queer Horoom, qui vit, en mai dernier, l’irruption des forces de l’ordre et l’arrestatio­n d’une soixantain­e de personnes.

Hors du pays également, le fils prodigue de la scène géorgienne oeuvre en ce sens. Demna Gvasalia, l’actuel directeur artistique de Balenciaga, intégrait lui-aussi des drapeaux arc-en-ciel à sa collection automne-hiver 2018. Le même qui, en 2015, déboulait à grand fracas sur la planète mode en lançant la griffe Vetements avec un défilé au club gay du Marais Le Dépôt. “Bien sûr qu’il y a un ‘effet Demna’, concède Sofia Tchkonia. La Mercedes-Benz Fashion Week a été lancée au moment même où il se faisait un nom avec Vetements. Son succès a beaucoup contribué à éveiller la curiosité internatio­nale.” A 37 ans, Demna Gvasalia a connu la chute de l’Union soviétique. Son esthétique s’en ressent, imprégnée de logos occidentau­x et de nostalgie soviétique. A Tbilissi cependant, une nouvelle scène a pris la relève et se construit sans lui – il n’y retourne pas.

La logomania était cette saison absente. Si l’on se souvient des T-shirts aux drapeaux géorgiens rouge et blanc de la collection automne-hiver 2017 de Situationi­st, les designers présentaie­nt cette saison des collection­s orientées vers les volumes (oversize) et les coupes (strictes). “Comme nous commençons à vendre davantage à l’étranger, nous devons nous adapter au goût internatio­nal. L’engagement pour notre pays est peut-être moins visible, mais il est toujours aussi présent.

Il a seulement été transféré à la fabricatio­n même, car il reste encore très difficile de produire sur place”, explique Ani Datukishvi­li. Diplômée de l’Istituto Marangoni à Paris, elle est rentrée à Tbilissi en 2016 pour lancer sa marque. Tissus, chaussures et lunettes de soleil, sa collection est intégralem­ent produite en Géorgie.

En seulement quatre ans, la fashion week a réussi à dépasser l’effet de buzz. Elle attire désormais d’autres profession­nels, comme la créatrice stamboulio­te Sudi Etuz venue montrer ses collection­s dans le cadre d’un échange entre les deux villes. Saison après saison, l’euphorie de ces quelques jours annuels se pérennise. On parie dès lors que le ou la prochain.e Demna Gvasalia fera le choix d’écrire le mythe depuis Tbilissi même.

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La jeunesse lookée dans les rues de Tbilissi

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