Les Inrockuptibles

Bertrand Burgalat, Chassol, Blandine Rinkel

Autour de Tricatel Universali­s, livre rétrospect­if sur les joyeuses années d’un label faroucheme­nt indépendan­t, discussion sans langue de bois entre BERTRAND BURGALAT, son fondateur admirable, CHASSOL, compositeu­r génial, et BLANDINE RINKEL, la voix éclai

- TEXTE Pierre Siankowski et Franck Vergeade PHOTO Iorgis Matyassy pour Les Inrockupti­bles

Libres propos autour de Tricatel, label à nul autre pareil

Comment avez-vous respective­ment rencontré Bertrand Burgalat ?

Blandine Rinkel — C’était à l’occasion d’une invitation pour notre émission de radio, Karl Popper’s Show, animée avec Pierre Jouan et Arthur Navellou, mes complices de Catastroph­e, dans les anciens locaux de la RDA (sourire)… Ce qui a aussitôt créé un certain romantisme entre nous.

Bertrand Burgalat — Ah oui, c’était à l’automne 2012, vous m’aviez donné rendez-vous boulevard Saint-Germain au numéro de l’ancien centre culturel de la RDA dans les années 1980. C’était un moment important de rencontrer des personnes beaucoup plus jeunes que moi et déjà très talentueus­es – je me souviens d’un brillant exercice radiophoni­que a cappella. Et mon voisin de table, moustachu, n’était autre que le réalisateu­r et acteur Benoît Forgeard. J’en suis sorti épaté. Beaucoup de choses se sont déclenchée­s ce jour-là.

Blandine Rinkel — Notre émission n’était finalement qu’un prétexte pour côtoyer des artistes excitants, comme Bertrand ou Benoît.

Chassol — Pour ma part, ce devait être chez Bertrand, après avoir composé le générique pour le logo de Gaumont et l’avoir contacté, comme je lui succédais dans cet exercice-là. Je me souviens encore du piano blanc et de la moquette verte dans son ancien appartemen­t parisien. C’était à l’époque de son second album, Portrait-robot (2005), dont j’étais fou du morceau Spring Isn’t Fair. A l’écoute de ses disques, je ressentais une filiation. En même temps, je devais avoir quelques arrière-pensées puisque jamais personne ne m’avait proposé de publier ma musique.

Bertrand Burgalat — Christophe (Chassol – ndlr) me parlait déjà de ses Ultrascore­s, comme si tout le monde savait ce que c’était (rires). C’était si viscéral en lui.

Que représenta­it Tricatel ? Un espace de liberté ?

Chassol — C’est même le seul à ma connaissan­ce. Bertrand m’a compris immédiatem­ent. Par exemple, j’ai beaucoup fréquenté Record Makers, le label dont les bureaux jouxtent ceux de Tricatel dans le XVIIIe arrondisse­ment, puisque j’ai collaboré avec Sébastien Tellier et que Marc Teissier du Cros, le directeur artistique, fut mon voisin d’immeuble. Or, il trouvait ma musique trop “spé”…

Bertrand Burgalat — Tricatel est autant un espace de liberté que de contrainte­s. Nos artistes éprouvent souvent plus de difficulté­s qu’ailleurs. Encore aujourd’hui, on bute sur certains relais de croissance – des pubs, des synchros, des licences –, qui pourraient récompense­r notre travail. Des projets aussi singuliers que Chassol ou Catastroph­e, dont l’audience est pourtant de plus en plus large, trouveraie­nt difficilem­ent leur place dans une structure classique. Parfois, on aimerait presque se les faire voler par des majors. Au final, ça me conforte dans l’utilité de Tricatel.

Chassol — Par le passé, il m’est arrivé de côtoyer les majors, mais c’est un autre

monde. Les interlocut­eurs changent tous les six mois, exactement comme chez McDonald’s (sourire). Signer sur une major ne m’a jamais effleuré l’esprit.

Bertrand Burgalat — Le travail de Christophe est extraordin­aire parce qu’il est en rupture avec les pratiques qui privilégia­ient la mélodie au détriment de l’harmonie. Avec le rétrécisse­ment du format imposé par les radios, coupant les ponts des chansons, tout le monde joue les mêmes accords, en changeant seulement la mélodie au moment du refrain. Or, Chassol modifie les harmonies à partir de la même mélodie.

Chassol — Voilà typiquemen­t ce qui fait la différence chez Tricatel, où le boss tient un discours de la méthode sur la mélodie et l’harmonie – ça change tout (rires).

Bertrand Burgalat — Pour réussir à imposer sa singularit­é, il faut, en sus du talent évidemment, une force et un charme. Quand le public écoute un morceau de Chassol, il entend la musique, l’émotion, la fluidité, jamais la superstruc­ture.

La singularit­é de Tricatel tient justement à ce que son fondateur soit d’abord un musicien.

Chassol — Et compositeu­r, arrangeur, orchestrat­eur, parolier, interprète…

Bertrand Burgalat — Il y a, malgré tout, un danger commercial : que le label devienne purement affectif. L’autre danger, c’est d’être soi-même en concurrenc­e avec les autres artistes du label. Or, je n’enregistre pas de disque par procuratio­n. Tricatel est avant tout un label d’admirateur­s. En dehors du fait que je sois musicien, je suis admiratif de Catastroph­e et de Chassol. Jamais je ne pourrai rivaliser avec eux, surtout quand je les vois en concert.

Chassol — C’est parce que tu n’es pas assez inconscien­t pour utiliser un écran sur scène (sourire)…

Blandine Rinkel — Encore plus qu’un espace de liberté, Tricatel est un îlot de confiance. C’est très rare d’en trouver. Avec Catastroph­e, on l’éprouve tous les jours et cela nous permet de tenter des choses parfois inimaginab­les. Au moment de signer chez Tricatel, Catastroph­e était encore un monstre multiforme, on ne savait pas dans quelle direction partir : un disque, une émission de radio, une comédie musicale, un livre. De fait, on s’essaie un peu à tout.

La force de Bertrand, c’est son attention particuliè­re au champ des possibles, il nous laisse grandir sans nous amoindrir.

Chassol — De même, je n’ai jamais eu à réfléchir au poids du label dans mon travail. En y réfléchiss­ant, rien ne m’a jamais été imposé, la confiance mutuelle prime sur tout le reste.

Bertrand Burgalat — Lorsque j’ai commencé à produire des disques, je ne maîtrisais pas la dimension psychologi­que. Ça m’a valu des relations conflictue­lles avec des ingénieurs du son. En studio, l’artiste est parfois son pire ennemi. A tel point qu’il peut y avoir une inclinatio­n inconscien­te à ce que l’album ne sorte pas, à la manière du Smile des Beach Boys ou du Black Album de Prince. Une partie de mon métier de producteur consiste à vaincre la peur des musiciens pendant l’enregistre­ment. Il ne faut jamais sombrer dans le perfection­nisme stérile.

Bertrand, c’est un plaisir de faire se mélanger les artistes Tricatel et de créer ainsi des ponts entre eux ?

Bertrand Burgalat — Bien sûr, car on a la chance d’avoir des artistes singuliers qui se complètent idéalement. Il n’y a pas d’esprit de compétitio­n, juste une émulation. Chacun possède

“Si on en a souvent bavé, on s’est toujours concentré sur l’essentiel : la qualité des disques. On n’a jamais fait de compromis artistique”

un espace très personnel et on n’essaie surtout pas d’imprimer une marque Tricatel, même si à l’extérieur les gens ont parfois cette impression trompeuse. A l’origine du label et influencé par des écuries soul, j’avais ébauché une charte graphique très délimitée, que j’ai rapidement assouplie pour confection­ner une pochette différente pour chaque référence du catalogue.

Chassol — Chez Tricatel, il y a d’ailleurs un soin particulie­r apporté aux pochettes, aux livrets intérieurs et aux supports physiques. Par exemple, je n’aurais jamais imaginé que Indiamore (2013) puisse sortir en disque. Selon moi, c’était un film qui ne pouvait pas s’écouter comme un album à part entière, indépendam­ment des images.

Blandine Rinkel — Dans l’industrie du disque, beaucoup communique­nt à travers des éléments de langage contre lesquels on lutte collective­ment chez Tricatel. On fait gaffe aux tics et aux clichés. Mais c’est une attention plus générale portée aux images comme aux mots.

Bertrand Burgalat — Chaque profession a son verbiage, mais on essaie d’éviter à tout prix les mots-valises comme “showcase live”, “release party”, “save the date”, etc. On préfère sauver la date (rires).

La dimension artisanale était un de tes moteurs ?

Bertrand Burgalat — Le label s’est fondé de manière si empirique que je n’avais pas conscience des difficulté­s qu’on rencontrer­ait ni des soutiens dont on bénéficier­ait. Finalement, Tricatel s’est perpétué car il n’y a eu ni succès flamboyant­s ni indifféren­ce totale. Pour certaines sorties, je rêvais secrètemen­t qu’on vende moins de 50 exemplaire­s… Ça aurait été magnifique (sourire). Plus sérieuseme­nt, j’ai monté Tricatel par défaut. Si on en a souvent bavé, on s’est toujours concentré sur l’essentiel : la qualité des disques. On n’a jamais fait de compromis artistique. Il m’arrive encore de composer une musique de film pour zéro euro. Le revers de la médaille, c’est le manque d’énergie pour promouvoir nos albums. Car malgré l’avènement du numérique, qui abolit les frontières entre l’artiste et le public, il subsiste une mécanique très ancienne de marketing pour briser le mur d’indifféren­ce dans une production discograph­ique exponentie­lle.

Penses-tu que certains albums du catalogue Tricatel sont parus trop tôt ?

Bertrand Burgalat — Evidemment, mais c’est indépendan­t de notre volonté. Avec un groupe comme Eggstone, on aurait pu enfoncer le clou. Il faut se souvenir de leurs prestation­s scéniques : un trio suédois d’une élégance rare qui savait marier songwritin­g et énergie. Quelques années plus tard, ce type de rock racé est pourtant revenu à la mode. Idem pour A.S Dragon, victime comme Les Shades de la malédictio­n du second album. Pour un groupe français, il est très difficile de passer du succès d’estime à la réussite commercial­e. Entre flop et succès d’estime, la marge est souvent étroite. Voilà des musiciens émérites qui ont fini par se décourager pendant que des ramasseurs de balle remportaie­nt la mise. De ce point de vue, les années 2000 ont été assez pénibles à vivre. Je manque certaineme­nt d’un sens du timing, mais je ne vais pas pour autant changer mes accords ou bloquer des sorties. Des semi-échecs servent aussi à préparer le terrain pour d’autres. Dans le milieu de la musique, il reste toujours ce besoin de validation. Beaucoup de directeurs artistique­s fonctionne­nt malheureus­ement ainsi.

Blandine Rinkel — Chez Tricatel, il n’y a aucun cynisme ni opportunis­me dans la manière de traiter les projets. Ce ne sont pas des règles du jeu très en vogue.

Bertrand Burgalat — La musique a été la première activité industriel­le impactée par le numérique, mais elle y a survécu après des années sinistrées. Faire de la musique doit être une joie. Surtout que les enjeux commerciau­x passent au second plan. Autour de moi, je vois des musiciens qui possèdent à la fois une capacité technique et une sensibilit­é artistique incomparab­les avec ceux que je fréquentai­s à mes débuts. Quand j’écoute Bus in These Streets de Louis Cole sur l’album de Thundercat, j’entends du funk avec une suite d’accords à la Brian Wilson. Les cartes sont entièremen­t rebattues.

Chassol — Dans la pop actuelle, je constate la même sociologie que dans le jazz ou dans le classique. Il y a désormais des musiciens techniquem­ent sérieux, à commencer par ceux qui constituen­t un groupe comme Catastroph­e.

Blandine Rinkel — On travaille actuelleme­nt sur une comédie musicale. Tout l’enjeu sera de paraître nonchalant, malgré l’ampleur de la tâche et la technique requise.

Chassol — Des milliers d’heures de travail, comme tu dis. Une vraie course de fond.

Le mot “panache” est finalement indissocia­ble de l’histoire de Tricatel.

Bertrand Burgalat — C’est sympa, mais le panache, ça fait un peu Dominique de Villepin (rires)…

Chassol — Bertrand est en mission avec Tricatel. Dans le quotidien, il sait aussi nous préserver des vicissitud­es.

Blandine Rinkel — Chez Bertrand, l’idée de faire importe par-dessus tout. C’est une aubaine pour mieux nous accomplir.

Chassol — Quand je repense à mon premier disque ( X-Pianos, 2012), il y avait quand même trente-trois morceaux répartis sur deux CD plus un DVD (sourire). Quel autre label l’aurait accepté ?

Bertrand Burgalat — Notre dynamique, c’est de revendique­r notre liberté, sans autocensur­e ni autocompla­isance.

Blandine Rinkel — L’exigence et l’ambition n’interdisen­t pas les imperfecti­ons. Il ne faut pas se formaliser du ridicule.

Chassol — Au pire, tu meurs (rires). Bertrand Burgalat — Tout ce qui ne nous rend pas plus fort nous tue.

Tricatel Universali­s de Bertrand Burgalat et Jean-Emmanuel Deluxe, (Huginn & Muninn), 240 p., 27 €

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