Les Inrockuptibles

Roma d’Alfonso Cuarón

Le destin malheureux d’une bonne toisé avec un fatalisme résigné et pris en otage par une mise en scène dévolue à sa propre vénération. A voir sur Netflix.

- Jacky Goldberg

“ROMA” EST UN FILM ROND, TOUT ROND, TROP ROND. Il commence par un panoramiqu­e vertical, de haut en bas, du ciel vers le sol – ce qui était, bon an mal an, le mouvement de Gravity, précédent film d’Alfonso Cuarón il y a cinq ans – et il se terminera pratiqueme­nt de la même manière. Un cercle parfait donc, qui dessine le triste mais édifiant parcours d’une femme de ménage à Mexico au début des années 1970, et que viennent remplir tout un tas d’autres petits cercles, tracés par la caméra de Cuarón (assurant lui-même le poste de chef op’, en l’absence de son fidèle Emmanuel Lubezki), dans une orgie de lents panoramiqu­es munificent­s, à rendre myopes les spectateur­s de Netflix sur iPhone – l’argument de vente n’est d’ailleurs pas dénué de malice, à l’heure où d’aucuns reprochent à la plate-forme de solder le septième art.

L’on découvre ainsi, majestueus­ement, le train-train quotidien de Cleo, bonne taiseuse d’une famille bourgeoise habitant le quartier de Roma – et inspirée par celle du cinéaste, raison pour laquelle, sans doute, ce sont là les bourgeois les plus sympas de l’histoire du cinéma. Un quotidien qui n’évolue guère deux heures et quart durant, en dépit des multiples événements qui viennent l’émailler : une histoire d’amour sous l’égide de Gérard Oury (l’idée est drôle), une insurrecti­on populaire, un incendie buñuelien, un accoucheme­nt hanekien, un rassemblem­ent d’épigones de Bruce Lee, et bien d’autres réjouissan­ces encore.

Cette vie n’évolue pas pour deux raisons : d’abord parce qu’elle se doit de former, in fine, un cercle (pardi !) ; ensuite parce qu’un serviteur, ontologiqu­ement, n’a pas besoin d’évoluer. Sa noblesse, sa grandeur, sa beauté ne sont pas là, mais dans ses yeux, dans la douceur et l’innocence de son regard (et dans son silence, bien sûr), quand tout autour n’est que vilénie et corruption (sauf les enfants, bien sûr). Le monde tourne, et il ne tourne pas très rond, mais Cleo demeure imperturba­ble, malgré la violence qui s’abat sur elle. Disons-le : il est impossible de ne pas être, à un moment ou un autre, ému par le destin de cette jeune femme, à laquelle la nonprofess­ionnelle Yalitza Aparicio prête ses traits hyper expressifs. Mais c’est bien là, d’une certaine manière, tout le problème.

Tout à sa virtuosité, qui n’est plus à démontrer, Cuarón semble davantage intéressé par la démonstrat­ion de force de son dispositif que par les souffrance­s de son héroïne. Par exemple, notamment, lors de la très factice scène de guérilla urbaine, où l’on ne voit que la perfection du travelling (pour sa morale, on repassera) détaillant des pistoleros­Playmobil. Il y a même quelque chose de franchemen­t obscène à enchaîner (spoilers) la terrible scène de fausse couche et le sauvetage d’enfants qui ne sont pas les siens, avec ce même regard impavide et majestueux que lorsqu’elle balaie des crottes de chien dans la cour intérieure. “C’est la vie” semble souffler chaque plan. La vie des servants, oui, à qui l’on offre la parole qu’a minima, aucune issue pour s’en sortir, et sur le dos desquels on fait pleurer dans les chaumières. Le destin a bon dos.

Roma d’Alfonso Cuarón avec Yalitza Aparicio, Marina de Tavira, Diego Cortina Autrey (Mex., E.-U., 2018, 2 h 15, sur Netflix)

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