Les Inrockuptibles

L’étoile filante

Un beau livre puzzle, conçu par sa demi-soeur, amasse une somme impression­nante de documents sur l’actrice Pascale Ogier, météore bouleversa­nt du cinéma des années 1980.

- Gérard Lefort

LE 30 NOVEMBRE 1984, UN MOIS APRÈS LA DISPARITIO­N DE PASCALE OGIER, décédée d’un infarctus la veille de ses 26 ans, Marguerite Duras écrit un texte dans Libération : “On mesure chaque jour davantage à quelle profondeur la mort est allée chercher sa proie. Mais cependant qu’elle frappe, la grâce de la jeune fille se répand encore dans la ville. Rien ne peut empêcher la chose, l’endiguer.” Trente-quatre ans plus tard, Emeraude Nicolas, la demi-soeur de l’actrice, âgée de 12 ans au moment de son décès, a agencé l’aide-mémoire de cette grâce répandue qui, de toute éternité, “envahit tout, encore et encore.” Comme elle n’est pas écrivaine mais graphiste, son entreprise prend la forme d’un livre “visuel”, une compositio­n qui met en regard et coïncidenc­es les pièces d’un puzzle censément biographiq­ue : lettres, photograph­ies, témoignage­s, articles de journaux, objets fétiches. La formidable singularit­é de ce puzzle, c’est qu’il n’a pas de modèle, que certains de ses morceaux n’entrent pas dans les cases, et que leur assemblage au final ne fait qu’augmenter le trouble. C’est une suite (de traces, d’indices) mais au sens musical. Une série de ritournell­es dans le même style, mais de rythmes et de caractères différents.

Cette orchestrat­ion baroque qui désorganis­e autant qu’elle organise, favorise bien des accointanc­es. En toute liberté, on peut, par exemple, rapprocher un portrait de Pascale Ogier (notamment celui de la couverture, réalisé en 1984 par la photograph­e allemande Ilse Ruppert) et l’image sur une double page de sa collection de couteaux. Quel est le rapport ? Sauf à verser dans une interpréta­tion psy à deux sous, aucun. Ce qui fait le lien, c’est plutôt une fulgurance, la beauté d’un feu follet qui caracole de page en page, comme un courant d’air, un appel de fiction. Cette pavane pour une enfant défunte a tout d’un grimoire pour cérémonie vaudoue. Comme une rémanence nébuleuse, tout revient et s’impose, les fantômes du passé qui sont aussi les fantômes du présent, les morts vivants qui continuent à nous tenir la main.

De sa mise en page délicate à sa typographi­e choisie, Pascale Ogier ma soeur est un beau livre.

Mais certaineme­nt pas un bibelot de salon. Plutôt un livre de chevet. Un compagnon insomniaqu­e qui veille sur nous autant qu’on veille sur lui. Un forban de la nuit. Mais c’est aussi un “livre d’heures” qui permet de relire la liturgie d’une époque dissipée.

Dans l’entrebâill­ement des pages, on aperçoit ce Paris brûlant du début des années 1980, où Pascale Ogier, du Palace aux Bains douches, déambulait, adorable incendiair­e. C’est le portrait d’une génération qui se dessine en fondu enchaîné. Dans un texte aspiré autant qu’inspiré, l’ami Philippe Azoury écrit :

“Cette génération, celle des jeunes gens modernes, növö, branchés, after punk, c’est la sienne. Dernière génération avant longtemps à traverser Paris comme une fête infinie, dessinant des repères géographiq­ues nouveaux. (…) Les filles de ce Paris de 1984 voient Pascale comme leur modèle, les garçons rêvent qu’elle soit leur princesse.” Un miroir brisé et terni où, les doigts barbouillé­s de vagues souvenirs, chacun peut dessiner ce que bon lui chante. Ainsi de la mémoire d’Alain Pacadis, un des compagnons noctambule­s de Pascale Ogier qui, quelques jours après sa mort, écrivit dans Libération deux ou trois choses qu’il savait d’elle : “La nuit, on se sent un peu désorienté. On croise des gens sans se rendre compte qu’ils pourraient mourir le lendemain. Quand vient le matin, on pense à autre chose…”

Et Pacadis d’ajouter, comme un bouquet de fleurs déposé sur la tombe de Pascale Ogier : “Parfois je me sens seul, je voudrais appeler à l’aide, lancer un SOS, jeter une bouteille à la mer ; mais je suis à Paris où il n’y pas de mer, il me reste que les bouteilles.” Et la drogue, qui fut un des démons de l’actrice, et dont ses proches avaient bien de la peine à empêcher qu’il cogne de nouveau à la fenêtre.

Au fil de sa carrière de comète, il y eut quelques balises. En 1979, Catherine de Heilbronn, mis en scène par Rohmer au théâtre des Amandiers de Nanterre ; ou, en 1983, Ghost Dance de Ken McMullen, docufictio­n où Pascale Ogier dialogue, flirte presque, avec Jacques Derrida. Mais il y eut surtout en 1981, Le Pont du Nord de Jacques Rivette et, en 1984, Les Nuits de la pleine lune d’Eric Rohmer, deux films

“Les filles de ce Paris de 1984 voient Pascale comme leur modèle, les garçons rêvent qu’elle soit leur princesse”

PHILIPPE AZOURY

phare dont les faisceaux continuent à balayer notre écran mental. Chez Rivette, Pascale Ogier dérive aux côtés de Bulle Ogier qu’on ne voit pas comme sa mère, à qui physiqueme­nt elle ressemble peu, mais comme une soeur, une complice de délinquanc­e cinématogr­aphique.

Jim Jarmusch, un des amoureux de Pascale Ogier, le dit bien : “Toute autorité lui faisait horreur. J’aimais sa façon de se comporter en criminelle.” Chez Rohmer, elle est un papillon de nuit qui volette d’un amant à un ami. Dans Le Pont du Nord, elle porte le prénom de Baptiste et un blouson Perfecto. Dans Les Nuits de la pleine lune, elle se nomme Louise et a surmonté sa tête d’une monumental­e choucroute de cheveux. Diablesse en cuir noir ou ange en petite robe sage ? Probableme­nt les deux. Mais sûrement autre chose aussi, une énigme, embusquée au fond de son regard de sphinx. Ce que Virginie Thévenet, cinéaste et amie résume ainsi : “Elle mettait une grande distance dans tout. Elle était infranchis­sable.”

Rohmer lui avait confié la direction artistique des Nuits de la pleine lune (décors, accessoire­s, costumes) et Rivette l’invita à participer à main levée au scénario du Pont du Nord. Dans une autre contributi­on majeure, Olivier Assayas rôde lui aussi autour de cette aura qui perdure : “Je crois que ce sont plutôt les acteurs que les auteurs qui définissen­t une génération. Ce sont eux qui réfléchiss­ent sur le monde et sa constante transforma­tion, qui le transcende­nt, aussi. Qui créent des portes entre des univers à la fois opposés et complément­aires.”

Emeraude Nicolas a collé son oreille à la porte de ces contradict­ions complément­aires. Brocante de pierres précieuses et de pacotilles vitales, recueil de témoignage­s incandesce­nts et d’anecdotes brûlantes, c’est une évocation spirite qui ne fait pas apparaître toute seule Pascale Ogier en personne, mais avec elle une foule improvisée et excentriqu­e où on reconnaît les siens, des proches, des intimes, et où on découvre aussi des chers inconnus à qui on n’a pas besoin d’être présenté pour savoir qu’on les connaissai­t déjà.

Pascale Ogier n’est pas partie ailleurs. Sleeping beauty, la voilà ici retrouvée, réveillée par mille baisers de bienveilla­nce. Dont ceux, tendres et bouleversa­nts, de Jim Jarmusch : “Je ne veux pas écrire au sujet de Pascale. Je n’accepte pas son absence. Je veux l’entendre rire, voir son regard étinceler. Je veux la regarder quand elle traverse la pièce.” Pascale Ogier, la revenante.

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 ??  ?? Avec Jim Jarmusch en Italie, septembre 1984.
Avec Jim Jarmusch en Italie, septembre 1984.
 ??  ?? Avec Eric Rohmer et Renato Berta
Avec Eric Rohmer et Renato Berta
 ??  ?? Pascale Ogier ma soeur d’Emeraude Nicolas (Filigranes), 352 p. 40 €
Pascale Ogier ma soeur d’Emeraude Nicolas (Filigranes), 352 p. 40 €

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