Les Inrockuptibles

Laetitia Casta et Louis Garrel

En couple à la ville, LAETITIA CASTA et LOUIS GARREL sont à l’affiche de L’Homme fidèle, réalisé par le second. Lui raconte sa conception du cinéma, son rapport avec Laetitia actrice, elle sa manière d’aborder son personnage et son penchant pour la contem

- TEXTE Emily Barnett et Jean-Marc Lalanne PHOTO Van Mossevelde + N pour Les Inrockupti­bles

En couple à la ville et à l’affiche de L’Homme fidèle, mis en scène par Louis Garrel, ils se racontent

ILS N’AVAIENT ENCORE JAMAIS TRAVAILLÉ ENSEMBLE. “L’HOMME FIDÈLE” EST LEUR PREMIÈRE RENCONTRE DE CINÉMA. Pour son deuxième long métrage, Louis Garrel revisite à la fois le théâtre classique (ses chassés-croisés, ses triangulat­ions conjugales, Marivaux...) et toute une lignée du cinéma d’investigat­ion sentimenta­le (Truffaut, Rohmer, Téchiné, Desplechin). De cet imaginaire tapissé de références révérées, le jeune cinéaste extirpe un film étonnammen­t original et étrange, une dramédie hyper ramassée et pourtant riche en péripéties, dont l’extrême condensati­on (1 h 15) ne bride pas les bifurcatio­ns imprévisib­les et fantasques. De ce petit joyau, Laetitia Casta est la pierre la plus précieuse. Lumineuse et opaque, douce et inquiétant­e, toute en dégradés et contrastes, l’actrice trouve son plus beau rôle au cinéma à ce jour.

Quelle est la racine du film ?

Louis Garrel — Au départ, il y a un tout petit argument : celui de La Seconde Surprise de l’amour, de Marivaux. Une veuve y rencontre un homme esseulé. Une semaine après avoir eu l’idée, je me suis rendu compte que c’était la base d’Happiness Therapy (David O. Russell, 2012), avec Bradley Cooper dans le rôle de l’homme qui a été abandonné et Jennifer Lawrence dans celui de la jeune veuve. Ce qui est très beau dans l’intrigue de Marivaux, c’est de mettre sur le même plan l’abandon suite à un deuil et l’abandon suite à une rupture. Ce sont deux souffrance­s comparable­s.

Dès la première scène, celle de la rupture entre vos deux personnage­s, le film désamorce par l’humour et la fantaisie ce que la situation pourrait avoir de déchirant.

Louis Garrel — C’est vrai que j’adore le cinéma romanesque, celui de l’exacerbati­on des sentiments. Je suis très sensible dans les films des années 1980-90, de Patrice Chéreau ou d’André Téchiné, à la façon dont tout se dit. L’amour trouve toute son intensité dans le fait de se déclarer, d’exprimer ce qu’on ressent. C’est un cinéma du lyrisme. Mais même si j’adore ça, j’ai plutôt eu envie du contraire. De rester un peu opaque, un peu sec. Cette première scène, qui a été écrite presque entièremen­t par mon coauteur, Jean-Claude Carrière, pose le personnage qui ne se plaint jamais, qui n’oppose aucune résistance. Ça me ressemble assez. Dans la vie, je n’aime pas du tout les conflits. J’ai toujours la conviction que l’autre a ses raisons d’agir ainsi et que ça ne servirait à rien de l’en dissuader.

Laetitia Casta — Quand j’ai lu la scène, elle m’a surprise. Je la trouvais un peu théorique. Mais en y repensant, je suis arrivée à cette intuition : on ne quitte jamais vraiment bien quelqu’un. Il n’y a pas de bonne manière. Je me suis dit : “Rassemblon­s tout le mal qu’on peut faire à quelqu’un en six mois en une seule journée.” J’ai eu un très grand plaisir à le faire au tournage. C’est très agréable de quitter quelqu’un sans culpabilit­é, sans prendre aucune pincette (rires) !

Il y a une autre scène où le jeu des comédiens prend le contre-pied de ce qui est écrit : la confrontat­ion entre deux rivales, Lily-Rose Depp et vous, Laetitia, où le fiel prend la forme d’une amabilité souriante extrême.

Laetitia Casta — Louis nous a demandé de projeter la scène de cette façon. Je vois dans le calme de mon personnage une forme de sagesse. Elle est toujours dans une forme de recul qui lui permet de taper plus fort plus tard.

Louis Garrel — Bizarremen­t, ça vient d’une scène que je n’avais pas aimée dans Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin (2008). Celle où Catherine Deneuve et Mathieu Amalric se disent avec une grande courtoisie des choses horribles comme “j’ai aimé tes frères, mais toi jamais”, “moi non plus, je ne t’aime pas”. Elle m’avait choqué à l’époque, mais finalement je m’en suis inspiré. Parce que j’ai compris qu’il y avait dans cette stylisatio­n une forme de politesse pour les personnage­s et pour le spectateur, une façon de tenir à distance des affects trop noirs. En tournant ensuite avec Desplechin ( Les Fantômes d’Ismaël, 2017), j’ai vu à quel point il était fort pour ne pas faire jouer les acteurs ton sur ton, d’imprimer dans la direction d’acteur des décalages de 45 degrés.

Laetitia Casta — C’est intéressan­t de ne pas jouer ce qui est écrit. Et puis, je peux comprendre aussi cette forme d’orgueil et de protection consistant à afficher : “Ah mais, même pas mal !”

“A la fin du tournage, un membre de l’équipe est venu vers moi et m’a dit à l’oreille : ‘J’espère maintenant que vous n’allez pas vous séparer...” LAETITIA CASTA

Louis, le film a-t-il été écrit pour Laetitia ?

Louis Garrel — Oui, j’ai pensé à elle tout de suite pour ce personnage. Je l’ai développé en lui faisant lire des petits bouts de scène, comme je l’avais déjà fait avec Vincent Macaigne sur Les Deux Amis. J’ai admiré Laetitia en Brigitte Bardot dans Gainsbourg, vie héroïque de Joann Sfar (2010). Je ne la connaissai­s

pas encore, je l’avais trouvée à la fois sensuelle et émouvante. Dans mon film, pour ce rôle de femme qui ne laisse apparaître aucune faiblesse, qui est possibleme­nt calculatri­ce et qui gouverne, j’ai pensé à elle parce que je ne l’avais jamais vue faire ça.

Le personnage est défini visuelleme­nt par une rectitude, une pureté de ligne, dans son port, ses vêtements, sa coiffure...

Laetitia Casta — Un coeur en hiver (Sautet, 1992) m’a vraiment marquée. La façon dont le personnage d’Emmanuelle Béart était défini par son style m’a beaucoup fait rêver. Je me souviens de velours, de jupes mi-longues, de cheveux tirés et ramassés en queue de cheval ou en chignon. La sensualité était à la fois contenue et exacerbée par l’élégance du style. Quelque chose d’un intemporel féminin s’exprimait par ce classicism­e.

Louis Garrel — J’avais envie que Laetitia Casta soit cachée dans le film. Que la sensualité du personnage s’exprime à travers les tissus qui la recouvrent.

Le film est aussi très pudique sur les étreintes sexuelles. L’érotisme s’exprime ailleurs que dans les scènes de sexe, qui disparaiss­ent dans des ellipses.

Louis Garrel — Je pourrais affirmer que je déteste la représenta­tion frontale du sexe au cinéma. Mais à peine ai-je dit ça que me revient la scène d’ouverture, de sexe très frontal, dans Mektoub, My Love (Kechiche, 2018) et je l’ai trouvée géniale. Disons qu’il faut être un cinéaste vraiment très fort pour qu’on ne voit pas du faux, de l’artifice dans ce genre de scène. Là-dessus, je suis sur la ligne de Truffaut, citant Rossellini : “Devant la mort et le sexe, la caméra recule.” J’avais le sentiment aussi que le fait que les spectateur­s sachent que Laetitia et moi sommes ensemble dans la vie pouvait les faire sortir de la fiction.

Laetitia Casta — Moi, je pense qu’on peut être nu si ça raconte quelque chose. Ayant été mannequin, j’ai un rapport particulie­r au corps. C’est un instrument pour moi, comme un danseur.

Est-ce que quand vous étiez mannequin, vous envisagiez déjà de devenir actrice ?

Laetitia Casta — Quand je travaillai­s dans la mode, j’avais l’impression de faire du cinéma muet. Parfois, j’en faisais même un petit peu trop et on me demandait de me calmer. Jouer dans des films a été pour moi une progressio­n. J’ai mis une voix sur un masque. Mais ça s’inscrit dans le même parcours. Je ne distingue pas mon travail de mannequin et d’actrice. Et quand on me parle de ça, je regrette souvent qu’on ne m’interroge pas plus souvent sur la façon dont je travaille la lumière. Car j’ai aussi une activité de photograph­e. Comment travaillez-vous la lumière ?

Laetitia Casta — Avec la photograph­ie, la lumière est découpée. Au cinéma, c’est une ligne continue. Dans mes photograph­ies, j’ai toujours eu tendance à vouloir continuer le mouvement, ne pas le figer. Parce que déjà j’avais envie d’aller voir ailleurs, du côté du cinéma.

Vous avez justement réalisé votre premier court métrage il y a deux ans, montré à Cannes à la Semaine de la critique. C’est le début de quelque chose ? Vous allez réaliser d’autres films ?

Laetitia Casta — C’est un désir en tout cas. Mais je ne peux pas en dire plus. C’est difficile de parler de ce que l’on n’a pas encore fait.

Pour l’instant, votre activité d’actrice suffit-elle à vous satisfaire ?

Laetitia Casta — Je crois que je ne serai jamais satisfaite

(elle sourit). L’idée c’est de toujours chercher des choses...

Louis Garrel — Je pense qu’une des chances du film est que Laetitia ait joué sur scène, juste avant le tournage, Scènes de la vie conjugale. Du coup, sa réserve se colorait de quelque chose de tendu, d’âpre, qui venait de... Comment s’appelle le personnage de Bergman déjà ?

Laetitia Casta — Marianne.

Louis Garrel — Marianne aussi ? Comme dans mon film ? Laetitia Casta — Oui, bien sûr. Et pour moi la Marianne de Scènes de la vie conjugale est une projection de la Marianne de L’Homme fidèle des années après. C’est vrai que mon interpréta­tion était nourrie de ça.

Louis Garrel — Outre le génie de Bergman et mon amateurism­e, la différence tient aussi à ce que dans mon film la douleur est esquivée par le jeu. S’ils souffrent, ça ne se voit pas. Alors que Bergman se confronte à une représenta­tion directe de la souffrance.

Après Les Deux Amis, tu viens de faire un deuxième film sur un trio. Pourquoi un tel goût pour la triangulat­ion ?

Louis Garrel — Je ne suis pas sûr que ce soit un goût personnel. C’est plutôt une condition du récit. Pour qu’il se passe quelque chose, que les deux se posent des questions sur ce qu’ils vivent et où ils vont, il faut qu’un troisième arrive. Les Indomptabl­es de Nicholas Ray (1952) est un très beau film là-dessus. Ou La Maman et la Putain (Eustache, 1973) bien sûr, qui, je vais dire des banalités, est un film qui sert dans la vie de tous les jours, avec lequel on entretient un rapport intime. C’est un vrai film de chambre.

“Laetitia, je l’ai d’abord connue dans la vie. Et le film m’a permis de trouver avec elle une autre forme d’intimité” LOUIS GARREL

Pourquoi aimes-tu travailler avec des aînés dont le prestige pourrait être écrasant ? Comme Jean-Claude Carrière, scénariste de tous les films français de Luis Buñuel, ou Philippe Sarde, compositeu­r de Sautet et Téchiné, à la musique...

Louis Garrel — Je me suis adressé à Philippe Sarde parce que la sentimenta­lité de sa musique est très cinégéniqu­e et me touche beaucoup. Pour le film, nous avons travaillé sur un

jeu de citations cinéphiles. Il a repris plusieurs thèmes qu’il a déjà utilisés, comme celui d’Hôtel des Amériques (Téchiné, 1981). J’aimais bien que la musique soit porteuse d’une émotion venue d’ailleurs, très supérieure à celle que porte le récit, qui n’atteint jamais ce niveau-là dans l’expression de la passion. Ça crée un conflit son/image que je trouve intéressan­t. La musique suggère ce que le film pourrait être et qu’il a décidé de ne pas être. Ça rejoue un peu mon opposition avec Jean-Claude Carrière, qui au moment de l’écriture voulait être toujours plus sec et moi toujours un peu sentimenta­l. Je suis allé vers Jean-Claude parce que je suis fan de lui depuis l’adolescenc­e. Depuis le jour où je l’ai vu à la télé quand j’avais 12 ou 13 ans, où il parlait de la surprise de Milos Forman à Paris en 1968 voyant les étudiants brandir les drapeaux rouges qu’il avait fuis dans son pays. Ce trait d’esprit m’a éclairé, je me suis intéressé à lui, j’ai découvert son travail. Les films de Buñuel ont beaucoup compté pour moi parce que ça rompait avec une tradition du cinéma français que j’adore, celle du journal intime et de l’expression des sentiments. Le côté quasi documentai­re sur l’imaginaire des films de Buñuel m’a ouvert vers une autre forme de cinéma.

Est-ce que le fait d’être devenu réalisateu­r a modifié ta carrière d’acteur ? On a l’impression que tu acceptes désormais de jouer dans des films que tu aurais peut-être refusés il y a quelques années, lorsque tes choix traçaient quelque chose de plus rectiligne...

Louis Garrel — C’est possible. Longtemps j’ai eu l’obsession d’habiter un territoire de cinéma où les films avaient un rapport autobiogra­phique à leur auteur. S’il n’y avait pas cette dimension de journal, pour moi ce n’était pas magique. J’adorais me dire “ça a eu lieu, ce n’est pas seulement de la fausse vie”. Je me suis un peu dépris de ça. Désormais, je peux être acteur dans des films dont je ne serais pas forcément le spectateur attentif.

Laetitia Casta — Moi, j’ai souvent remarqué qu’on me proposait des rôles dans des films qui racontaien­t des choses qui s’étaient déjà produites dans ma vie. Ou alors qui allaient bientôt se produire. Parfois c’était une phrase, un détail, mais je crois qu’il y a une circulatio­n un peu magique, un peu surnaturel­le, entre la vie et les films.

Dans un ancien entretien, Louis, tu as dit que tu étais “un vieux jeune, avec des goûts un peu désuets”. Tu en es où dans ton rapport à ton âge ?

Louis Garrel — Quand j’étais adolescent, je cherchais à m’habiller comme Antoine Doinel. Je portais la même casquette, je ne comprends même pas aujourd’hui comment j’ai pu la porter. J’avais ce sentiment idiot de ne pas être né à la bonne époque, de venir après un âge d’or auquel je n’avais pas eu droit. Ça m’a un peu quitté. J’ai compris que plutôt que de se dire “c’était mieux avant”, il vaut mieux penser “maintenant, c’est mieux que demain”. Ça décale légèrement la question.

Laetitia Casta — Moi, j’aime de plus en plus vivre au présent. Ça n’a pas toujours été le cas. J’ai longtemps été mélancoliq­ue. Je me réfugiais dans la contemplat­ion. Mais je me suis réveillée avec ce sentiment assez vif que maintenant était bien.

Louis Garrel — Probableme­nt aussi que la situation politique est tellement tendue, la situation mondiale si anxiogène, qu’on se sentirait un peu coupable aujourd’hui de se réfugier dans la nostalgie et la rêverie. La peur de la guerre, la violence sociale, poussent plutôt à se demander ce qu’on peut faire maintenant.

Dans ton film, on te voit suivre les nouvelles du monde sur internet via un écran. C’est une façon d’inscrire ce réel anxiogène dans une fiction intimiste qui le tient à l’écart ?

Louis Garrel — Oui, c’est un peu ça. C’est une façon de m’excuser de ne pas traiter de thèmes sociaux, de dire “mais je sais”. C’est une manière de montrer que mon film fait un pas de côté mais n’est pas ignorant de l’actualité politique et sociale. Je peux facilement me faire un procès en vanité de ne pas traiter du “grand monde”.

Est-ce que vous aimez travailler ensemble ?

(ils se regardent un peu hésitants et rient)

Laetitia Casta — A la fin du tournage, un membre de l’équipe est venu vers moi et m’a dit à l’oreille : “J’espère maintenant que vous n’allez pas vous séparer...” (rires)

Louis Garrel — J’ai souvent remarqué en jouant avec mes amis acteurs qu’on avait accès à une partie d’eux sur un plateau que l’on ne connaissai­t pas dans la vie. Laetitia, je l’ai d’abord connue dans la vie. Et donc le film m’a permis de trouver avec elle une autre forme d’intimité. Un acteur a une raison très profonde de continuer adulte cette chose que l’on fait quand on est enfant : faire semblant, porter des costumes...

Il y a souvent un manque affectif, une blessure, un désir profond de faire rêver... En tout cas, c’est un point auquel on n’a accès qu’en jouant avec la personne et ça a été très fort pour moi d’avoir accès à cette partie de Laetitia. Mais c’est peut-être un peu chiant pour une actrice de jouer avec le metteur en scène...

Laetitia Casta — Parfois, c’était vraiment comique. Quand la caméra était sur moi, Louis me donnait la réplique mais tout en faisant plein de grimaces, plein de gestes, pour me diriger, me dire “pas comme ça”, “fais ça” et puis tout à coup, il se glissait dans le plan, et il devenait Abel. Et tout de suite après, il continuait à dire son texte tout en me mettant la pression... Je crois que j’ai jamais eu aussi peur de mal faire.

Louis Garrel — (il fait semblant de parler de façon menaçante) Bon, mais ça t’a plu ou pas ?

Laetitia Casta — (avec un sourire) Je répondrais comme Marianne dans le film : “J’ai pris le risque.”

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stylisme Barbara Loison maquillage Gregoris/Calliste Agency coiffure David Delicourt/Calliste Agency

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