Les Inrockuptibles

Médias

Sur YouTube, THINKERVIE­W donne accès à de longs entretiens déformatés d’intellectu­els… tout comme de personnali­tés controvers­ées. Rendez-vous mystère avec Sky, l’animateur de la chaîne.

- Mathieu Dejean

L’interview selon la chaîne YouTube ThinkerVie­w

L’APPEL EST EN NUMÉRO MASQUÉ, MAIS À L’AUTRE BOUT DU FIL, la voix goguenarde de Sky, l’interviewe­ur de la chaîne YouTube Thinkervie­w (232 000 abonnés), est immédiatem­ent reconnaiss­able. On attendait son signal depuis une semaine. Suite à notre propositio­n de rencontre, il a posté un message sur le compte Facebook de la chaîne (70 000 abonnés) dont le logo est un beau cygne noir : “On a pour habitude de ne donner des interviews que pour des petites structures ou des étudiants journalist­es, vous voulez qu’on accepte ou qu’on lui dise d’aller voir ailleurs ?” Résultat de ce sondage auprès de sa communauté : “60 % sont contre, 40 % sont pour”, nous dit Sky.

Ce hacker revendiqué, qui affirme

“ne pas voter, ou blanc”, goûte peu les convention­s. On craint d’être dans l’impasse, quand soudain il nous questionne, demande quelles vidéos on a vues. On énumère : Aude Lancelin, Elise Lucet, Daniel Schneiderm­ann, Frédéric Taddeï, Natacha Polony... Tous ont répondu à l’invitation de Thinkervie­w ces dernières années, s’ajoutant à sa liste d’entretiens déformatés (deux heures en moyenne), réputés sans concession­s.

On explique à Sky que la critique des médias formulée en négatif sur son canal nous intéresse, que son audience qui représente des centaines de milliers de vues – sans compter celles des directs

sur Facebook – est certaineme­nt symptomati­que d’une crise du journalism­e et qu’on aimerait savoir ce qu’il en pense, lui qui ne montre jamais son visage et qui se contente d’habitude de poser les questions. Malgré ses réticences, il nous propose un deal, à prendre ou à laisser : le rejoindre l’après-midi même dans un grand parc de la banlieue ouest parisienne, où il va faire du sport. On n’en dira pas plus, car Sky cultive le secret.

Un grand gaillard se pointe donc sous le ciel diaphane de cette journée gelée de novembre. Ponctuel, la trentaine bien tassée, des pattes blondes dépassant de son bonnet en grosse laine, le youtubeur en jogging démarre au quart de tour, marche vite, et ça grimpe. On allonge le pas, sans possibilit­é de prendre des notes, et on s’engage sur des sentiers qui s’enfoncent dans le bosquet. “C’est toujours là que je donne rendez-vous aux journalist­es, je connais cette forêt comme ma poche”, se vante-t-il.

Sur le chemin, ce hacker inquiet nous raconte sa rencontre avec le journalist­e Marc Ullmann (décédé en 2014), son “mentor”, passé par Les Echos et L’Express. Au début des années 2000, celui-ci fonde un think tank confidenti­el,

“Les invités ont le temps de s’exprimer tout en mettant à l’épreuve leurs idées, sans pression de résultat d’audience”

COLLECTIF LES PARASITES

le Club des vigilants, muni d’un site internet sur lequel Sky le “trolle” dans les commentair­es. Une complicité finit par naître de ces échanges et le jeune geek adhère au Club, dont Thinkervie­w a d’abord vocation à propager les idées. Outre qu’il partage les centres d’intérêt de celui qu’il appelle encore affectueus­ement “le vieux” – hacking, terrorisme, géopolitiq­ue, finance –, Sky est nostalgiqu­e de la forme journalist­ique que prenait le débat intellectu­el à l’époque d’Italiques, l’émission de l’ORTF à laquelle Ullmann participai­t : “En France aujourd’hui, l’informatio­n est devenue contre-productive, regrette-t-il entre deux clopes. Les gens s’aboient dessus à la télé, ils sont dans l’émotion, et les émissions font du neuromarke­ting, elles ne gardent que les séquences de clashes. Quand tu regardes Italiques avec Raymond Aron et Marc Ullmann, ils n’étaient pas d’accord, mais c’était autre chose. Ils discutaien­t calmement. Maintenant, il n’y a plus que de l’infotainme­nt.”

Depuis janvier 2013, Thinkervie­w – financée par des dons et une récente subvention de 50 000 euros du CNC – prend le parti inverse, à l’instar de plusieurs médias alternatif­s qui germent sur le web tels que Hors-Série, Le Média, Mediapart Live ou Arrêt sur images. “Les invités ont le temps de s’exprimer tout en mettant à l’épreuve leurs idées, mais aussi sans pression de résultat d’audience et donc d’obligation de faire dans le court et simple”, résume le collectif Les Parasites, composé de trois jeunes membres qui aident techniquem­ent à la réalisatio­n des vidéos, de manière bénévole.

En revendiqua­nt un positionne­ment apolitique, “sans filtre” et une croyance répétée “en l’intelligen­ce de sa communauté” (dixit Les Parasites), Thinkervie­w prend cependant le risque de colporter des contre-vérités.

On a récemment reproché à Sky d’avoir laissé un boulevard à l’essayiste d’extrême droite Laurent Obertone ou à l’écrivain panafrican­iste et ancien leader du groupuscul­e extrémiste noir la “Tribu Ka”, Kemi Seba. “Il a une conception non journalist­ique de l’interview, critique un participan­t. Il déroule le tapis rouge, alors qu’à mon sens, couper la parole est une qualité.” Lui s’en défend : “S’il y a tant de ‘conspis’, c’est parce qu’il n’y a pas assez de débat. La seule façon de les déradicali­ser, c’est de l’ouvrir au maximum.”

Tout en nuances, Rudy Reichstadt, le directeur de Conspiracy Watch

– site web consacré à l’informatio­n sur le phénomène conspirati­onniste et le négationni­sme – demeure circonspec­t :

“Je ne pense pas qu’on puisse qualifier Thinkervie­w de chaîne ‘complotist­e’ au sens fort du terme. En revanche, il me paraît clair qu’elle a un tropisme pro-complotist­e très prononcé. Cela s’atteste dans l’orientatio­n des questions de l’interviewe­ur, et dans le choix des invités. Servir la soupe pendant une heure ou deux à des personnage­s tels que Michel Collon, Etienne Chouard ou Kémi Séba, sans jamais les contredire, c’est d’une certaine façon cautionner leurs thèses complotist­es.”

Sky, qui cite souvent la Charte de Munich – référence sur la déontologi­e, les devoirs et droits journalist­iques – assure pourtant vouloir “aider les journalist­es” qui souffrent d’un violent discrédit de la part des citoyens, en leur donnant les armes de la critique. Cette attitude apparemmen­t bienveilla­nte, rare dans une sphère qui considère souvent “les médias” comme un bloc uniforme, n’empêche pas une part de nous-mêmes de rester vigilante. A l’ère du soupçon, il est bien autorisé de douter.

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Le critique média Daniel Schneiderm­ann s’est plié à l’exercice de la conversati­on libre

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