Les Inrockuptibles

Earl Sweatshirt

Some Rap Songs Tan Cressida/Columbia Records

- Eric Vernay

Le génie asocial du collectif Odd Future sort de trois ans de silence quasi complet avec un album de rap ramassé, funèbre et expériment­al. Toujours aussi précieux.

“CETTE ANNÉE A ÉTÉ LA PLUS DIFFICILE DE MA VIE”, a récemment lâché Earl Sweatshirt sur Twitter. La mort en janvier 2018 de son père, le poète et militant politique sud-africain Keorapetse Kgositsile, hante Some Rap Songs. Le MC de Los Angeles avait d’abord pensé ce troisième album comme une tentative de réconcilia­tion avec l’homme qui fut, pour lui, autant un référent artistique qu’un tragique absent (quittant le foyer lorsque Earl eut 6 ans). C’est le disque d’un deuil brutal et d’un rendez-vous manqué. La lutte contre le désenchant­ement innerve ces quinze tracks malaimable­s. Sans refrain accrocheur, parfois sans refrain du tout. Un vrai condensé de cafard, aride et à contre-temps, pour aller gratter le spleen à l’os. Les morceaux dépassent rarement les deux minutes, jamais les trois. La rage rêche et potache de l’ex-enfant star d’Odd Future s’est muée en un calme froid. Il ne s’est pas vraiment apaisé – le mal-être de Thebe Neruda Kgositsile reste carabiné – mais légèrement assagi, oui peut-être, ce sont des choses qui arrivent à l’orée des

25 ans. “On erre dans des toundras”, grésille sa voix d’outre-tombe sur Cold Summers. Les palmiers ? Les Bikini ? Toujours hors du champ de vision de l’Hibernatus californie­n, qui préfère sampler l’écrivain James Baldwin et

broyer du noir dans sa piaule en concassant méthodique­ment des échantillo­ns de black music seventies. Le fantôme de Madlib – Madvillain­y, classique undergroun­d de 2004 avec MF Doom, a traumatisé Earl Sweatshirt – plane sur ce décor sibérien au grain soul, produit aux deux tiers par Earl lui-même. L’émiettemen­t extrême des boucles sonores diffuse un sentiment d’urgence, d’étouffemen­t et de chaos : au flow monocorde et groggy d’Earl d’en recoller les fragments. Some Rap Songs a en cela des airs de mosaïque hip-hop. Vouloir l’observer de trop près, ce serait n’y voir que la texture mate de la faïence. Or les “chansons”, prises isolément, ont ici moins d’éclat que dans le tout ultra cohérent que forme ce bloc de vingt-cinq minutes où s’agrègent motifs obsédants (suicide, poids familial, racines africaines, identité dispersée), jeux d’échos (chaque track développe ou tempère le précédent), boulimie de polysémies, et climax émotionnel : par la grâce du montage sonore, le rappeur réunit ses parents sur Playing Possum, mêlant une lecture de Keorapetse Kgositsile et un discours de sa mère. Réalisé du vivant du père, cet étrange “passe-passe” posthume résume bien l’esprit de ce projet radical, résilient et poignant par son amertume.

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