Les Inrockuptibles

A nos corps défendant

- Yann Perreau

Dans un premier livre déchirant, ALEXANDRIA MARZANO-LESNEVICH s’attaque à l’indicible : le viol et le meurtre d’un petit garçon. Entre fiction, récit personnel et enquête, elle puise dans sa propre expérience de victime d’abus sexuel et interroge la peine de mort.

LOUISIANE, 1992. LE CADAVRE DE JEREMY, 9 ANS, EST RETROUVÉ DANS UN PLACARD de la maison de ses voisins. Une chaussette est enfoncée dans sa bouche ; du sperme macule son T-shirt. Le tueur reconnaîtr­a bientôt son crime : Rick Langley, pédophile avéré, avait pourtant demandé à ne pas sortir de prison quelques années plus tôt, de crainte de récidiver. Quand Alexandria Marzano-Lesnevich découvre ce cas, lors d’un stage dans une associatio­n de défense des condamnés à mort, elle réagit à l’inverse de ses conviction­s : pour elle, cet homme doit être exécuté. Car Ricky fait ressurgir le souvenir de son grand-père, qui la violait régulièrem­ent, ainsi que sa soeur, pendant presque toute leur enfance. La jeune étudiante en droit prend donc la plume afin de tenter de percer ces deux mystères, qui se rejoignent d’une certaine manière, celui de son grand-père et celui de Rick Langley. Deux hommes qui n’ont pas que du mauvais au fond d’eux, deux criminels sexuels néanmoins, de la pire espèce.

Ce livre est juste, fort, courageux, bouleversa­nt parfois, parce qu’il ne fait l’impasse sur rien. Ni sur la lâcheté des parents de l’auteure, qui resteront dans le déni, ni sur ses propres contradict­ions, ses interrogat­ions sur la légitimité même de sa démarche (faire du droit pour résoudre un traumatism­e d’enfance ?), son incapacité à l’objectivit­é, sa façon de reconnaîtr­e enfin comment l’assassin, par certains aspects, lui ressemble. Parce qu’il a, comme elle, perdu un petit frère à son plus jeune âge. Et parce qu’il fut, lui aussi, victime d’abus sexuels d’un parent avant d’en commettre à son tour. “Ricky essayait de trouver quelque chose

Elle décrit son grand-père montant, le soir, vers sa chambre. L’escalier grince, sa grand-mère ne peut pas ne pas l’entendre, ne pas savoir

qui puisse le sauver, écrit-elle, le ramener à la normalité. Ce désir, je le comprends.”

Plusieurs récits s’alternent et se répondent : celui minutieuse­ment reconstitu­é du cas Langley ; celui de sa propre histoire, son incapacité à vivre une existence “normale” tant elle est hantée par son passé traumatiqu­e ; ceux enfin des différents protagonis­tes – parents, grands-parents, etc. Ces allers-retours, sauts ou ralentisse­ments dans le temps et l’espace auraient pu être pesants, artificiel­s. Ils sont au contraire pertinents, virtuoses même, tant l’auteure connaît son sujet sur le bout des doigts. Elle crée sans cesse des correspond­ances fructueuse­s entre sa vie et celle des autres, entre 1992 et 2011, entre la Louisiane et la Californie. Car tout est lié, la clef d’un drame ici trouvant sa réponse dans l’interpréta­tion d’un fait similaire là-bas. Non pas tant comme dans ces polars où les pièces à conviction jaillissen­t à point nommé, hors du contexte, mais plutôt comme dans les grands romans moraux, Dostoïevsk­i de Crime et Châtiment en premier lieu où c’est la nature de toute l’espèce humaine qui est en jeu, qui doit se justifier à chaque page, à travers chaque personnage.

Si le livre présente quelques longueurs lorsqu’il imagine la vie des Langley, l’auteure voulant sans doute renouer avec le grand roman américain, celui du Sud, de la misère, de Faulkner et Steinbeck, l’écriture se fait, dès qu’elle parle d’elle-même, concise, authentiqu­e, belle par sa brutalité, sa nécessité, glaçante par sa précision. Elle décrit son grand-père montant, le soir, vers sa chambre. L’escalier grince, sa grand-mère ne peut pas ne pas l’entendre, ne pas savoir. Il s’assied près d’elle, enlève son dentier, ce qui l’impression­ne toujours. “Tu vois, je suis un sorcier, lui dit-il.

Ne l’oublie pas. Si tu en parles, je viendrai toujours te retrouver. Toujours. Même après ma mort.” Puis elle le voit ouvrir sa braguette, le sent baisser sa culotte.

“Je fixe si fort la lumière des yeux qu’autour de moi tout vole en éclats. Je sens ses doigts. L’air se défait en molécules. Il fait froid de nouveau entre mes jambes – sa main s’est déplacée –, puis sa main est de retour, tenant un épais morceau de sa chair.” Avant ce passage, elle avait pris cinquante pages pour décrire ce qu’il y avait de bon, d’humain chez ce grand-père, les êtres étant toujours terribleme­nt complexes, étranges, paradoxaux.

Emmanuel Carrère a mis plus de dix ans à écrire L’Adversaire parce qu’il n’arrivait pas à trouver le bon point de vue, la bonne distance vis-à-vis de son sujet, cet homme qui assassina toute sa famille. Et si Marzano-Lesnevich cite Truman Capote en exergue, c’est au Carrère de L’Adversaire que l’on pense face à L’Empreinte. Moins parce qu’elle a mis autant de temps à rédiger son premier livre – à force de se plonger dans des archives, reconstrui­sant pas à pas la lignée des Langley – que parce qu’elle dut aller au plus profond d’elle-même, de ces souvenirs enfouis, odieux, inadmissib­les. “Entre les mains d’un être ou d’un auteur inférieur, cet assemblage n’aurait pas tenu, concède Maggie Nelson, l’auteure des Argonautes. Mais Alexandria MarzanoLes­nevich nous offre une oeuvre d’art formidable et formidable­ment difficile, qui réclame toute l’intensité de notre attention, de notre conscience et de notre coeur.”

On ne saurait mieux dire.

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 ??  ?? L’Empreinte (Sonatine), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié, 496 p., 22 €, sortie le 10 janvier
L’Empreinte (Sonatine), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié, 496 p., 22 €, sortie le 10 janvier

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