Les Inrockuptibles

Vivante et libre

- Gérard Lefort

Cinéaste et romancière, HÉLÈNE ZIMMER dresse le portrait d’une jeune femme en ébullition. Une plongée dans les milieux anarchiste­s de la Belle Epoque où surgit la promesse d’une révolution féministe à venir.

C’EST UN ROMAN “HISTORIQUE”, SITUÉ AU TOUT DÉBUT DU XXe SIÈCLE, dans les milieux européens ultra-politisés, proches des anarchiste­s. Mais la grande histoire s’arrête au seuil d’une toute petite : celle de Zulma, une pauvresse de province que sa fatalité de fille-mère, traitée de traînée dans son village natal, expatrie à Paris. Une Causette à peine adulte. Nous voilà donc dans la trace de Zulma et de son bébé Victor, sorte de prothèse gargouilla­nte, qui vit sa vie accroché à son sein.

A quoi ressemble Zulma ? Dans un bistro crasseux, une mère maquerelle la jauge : “Vos cheveux sont trop plats, vos lèvres trop fines, vos joues trop maigres, mais sans ça vous êtes une beauté…” Un peu plus tôt, on aura lu un détail physique nettement plus singulier : Zulma a un oeil vert, l’autre brun. En langage savant, on parlerait d’hétérochro­mie. En langage historique, on sait que les yeux vairons étaient associés dans quelques civilisati­ons du Moyen Age à la sorcelleri­e. En langage Hélène Zimmer, cette particular­ité vaut son surnom à Zulma : “la Vairon”. Presque un pseudonyme de résistance pour cette fausse passive qui “remue les incongruit­és de l’existence”. Tout est vu et décrit du point de vue panoramiqu­e de ce regard bizarre qui voit tout, même quand Zulma a le dos tourné : les bas-fonds de la poisse et les coulisses enfumées et très alcoolisée­s des militants de l’ultragauch­e d’alors qui considèren­t que les communiste­s, sinistres tiédasses, sont déjà en train de trahir la cause du peuple.

Hélène Zimmer a le don de la descriptio­n au couteau, couteau de peintre à la James Ensor : une bigarrure expression­niste, hantée par des grotesques formidable­s. Dans son premier roman Fairy Tale (2017), on avait détecté, entre autres talents, celui des dialogues, chargés de mots crus pour se venger de la bien-disance ambiante. Vairon le confirme. On y dialogue comme on y crache. Ça cause dur, ça boit sec, ça baise, plutôt mal que bien. Entre fins de mois affamées et précarité érigée en fatalité, le fond de l’air est glacé et souffle jusqu’à notre triste aujourd’hui. D’autant que comme un feu follet atteint de la rage, il court dans ce roman un appel encouragea­nt à l’insurrecti­on parce que vraiment “y en a marre de tout !” Et plantée en son coeur, cette déclaratio­n de guerre sociale à méditer : “Il n’y a rien d’autre à faire que de désirer le chaos.”

Mais la grande colère qui, plus que toute autre, enfièvre Vairon, c’est “tout simplement” la révolution des femmes. Bien mieux qu’un manifeste ou une pétition, le livre d’Hélène Zimmer est un hurlement pour les femmes. Car il s’agit bien de crier pour qu’elles cessent d’être des béances attendant qu’on les remplisse, des organismes privés de leurs corps. Vairon est un roman de formation, sexuelle autant que politique, plus que jamais d’actualité.

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