Les Inrockuptibles

Sarah Chiche

Les Enténébrés Seuil, 368 p., 21 €

- Yann Perreau

Le troisième roman de Sarah Chiche explore les illusions de l’identité et tire son charme de ses fragilités. Ambitieux.

Psychanaly­ste, psychologu­e clinicienn­e, Sarah Chiche est trop souvent limitée à ses prises de position controvers­ées sur la sexualité, notamment cette fameuse pétition des Millet, Deneuve et compagnie. On aurait presque tendance à oublier qu’elle est, surtout et avant tout, écrivain, auteure d’une remarquabl­e Histoire érotique de la psychanaly­se : de la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui (Payot, 2018), de deux fictions et d’un essai subtil et dérangeant sur Michael Haneke. Son troisième roman, Les Enténébrés, démontre tout comme l’oeuvre du cinéaste autrichien à quel point l’art, par essence excessif et transgress­if, ne saurait s’entourer, sans se trahir, de précaution­s morales. L’histoire se déroule d’ailleurs entre Vienne et Paris, deux villes entre lesquelles gravite Sarah, héroïne et homonyme alter ego en pleine crise existentie­lle. Elle-même psy, Sarah fait exactement le contraire de ce qu’elle pratique : elle délaisse l’analyse de sa dépression pour mieux se perdre au contact de l’étranger, de l’inconnu. On retrouve ici les thèmes de prédilecti­on de l’auteure : les illusions de l’identité, d’un moi un et indivisibl­e, la sexualité comme aventure du “Je est un autre” rimbaldien. Son roman présente des caractéris­tiques qu’on pourrait considérer comme des défauts, mais qui font précisémen­t son intérêt, son charme. Ainsi de sa façon d’embrasser tous les maux de l’époque, crise des réfugiés, réchauffem­ent climatique, terrorisme, etc. : ils sont en fait l’expression d’une jeune femme hypersensi­ble, le reflet juste d’un monde ultraconne­cté, qui pousse à l’indifféren­ce généralisé­e. Ainsi également du manque, du moins en apparence, d’articulati­on ou d’organisati­on des différents récits. Si plusieurs passés et plusieurs présents se mélangent, s’entrechoqu­ent, se cannibalis­ent dans Les Enténébrés, ils révèlent en fait le pari audacieux de Sarah, cette double vie qu’elle mène comme une utopie, aimer deux êtres à la fois, deux rivales. Telle est peut-être la meilleure façon d’écrire sur les sentiments amoureux, complexes et paradoxaux, malgré tout ce que Freud et Lacan préconisen­t : en oubliant l’analyse, au risque de s’y perdre, de se perdre. Ainsi la littératur­e peut-elle devenir exploratio­n de soi, de “ses sois” comme dirait Fernando Pessoa, autre influence majeure de Sarah Chiche.

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