Les Inrockuptibles

Bertrand Belin remodèle sa voix dans un album et un roman

Avec un album, Persona, et un roman, Grands carnivores, Bertrand Belin offre à sa voix et à son style si particulie­rs de nouvelles modulation­s pour dire le monde et poursuivre une archéologi­e intime.

- TEXTE François Moreau PHOTO Manuel Obadia-Wills pour les Inrockupti­bles

“TU VOIS LA ROUGE, LÀ-BAS ? C’EST UNE LES PAUL”, DIT BERTRAND BELIN EN DÉSIGNANT DU DOIGT UN ÉTALAGE DE GUITARES À L’AUTRE BOUT DE LA PIÈCE.

Un rien dégingandé, sorte de mélange presque parfait entre Elvis Presley et Josh Homme, coupe de cheveux rockabilly et chemise cintrée qui trahissent des rêves d’americana, Bertrand Belin enchaîne quelques accords de blues sur une guitare acoustique, les fesses posées dans un fauteuil club assez chicos. Le natif de Quiberon nous reçoit dans le petit salon du showroom Gibson, à Paris, et s’étend sur ce que lui inspire l’évolution du marché de la guitare depuis la fin des années 1970, le déclin des Fender et compagnie au profit des marques espagnoles ou japonaises au mitan des années 1980 et la mode des instrument­s dits “vintage” à la même période : “En 1985, une guitare de 1965 n’avait jamais que vingt ans”, rigole-t-il. Il précise que lui-même possède chez lui des guitares vieilles de vingt ans et semble soudaineme­nt prendre conscience des pliures de l’espace-temps quand il réalise qu’à sa naissance, en 1970, Elvis avait sorti son premier album seulement quatorze ans plus tôt et que les Beatles n’existaient déjà plus : “Le premier album d’Elvis sort en 1956. Quatre ans après, on est en 1960 et dix ans après je nais. C’est complèteme­nt dingue.”

Quatorze ans, c’est aussi le laps de temps qui sépare la sortie de Bertrand Belin, son premier album, de Persona, le sixième. Un disque qui se déplie et s’appréhende sur le temps long, comme le sous-tend son processus de création, géographiq­uement chamboulé par rapport à celui de Parcs et Cap Waller, ses deux albums précédents, enregistré­s dans la ville de Sheffield, d’où sont originaire­s ces génies de Pulp et les Arctic Monkeys : “On partait un peu à l’aventure pour susciter cette immersion qui

semble profitable au travail et à la concentrat­ion. Persona, je l’ai enregistré dans mon studio, à Montreuil. J’ai transformé cet exotisme en durée et j’ai ainsi pu prendre mon temps.”

L’aventure ici est ailleurs ; dans la redéfiniti­on de l’usage des instrument­s déjà, puisque Persona se veut plus synthétiqu­e, moins orchestré aussi parfois, mais souvent grandiose quand même, donnant aux motifs déjà bien connus de la musique de Bertrand Belin des teintes et textures nouvelles, sans pour autant reléguer les guitares au rang de faire-valoir. Alors qu’il continue de tripatouil­ler sa Gibson entre deux gorgées de café, il évoque la place accordée aux synthétise­urs sur Persona : “Il s’agit juste de l’exploratio­n d’un passionné de musique, avec la découverte de nouveaux moyens servis par les synthétise­urs, avec lesquels j’ai une histoire un peu à contre-temps par rapport à mes confrères. J’ai appris adolescent à aimer un répertoire de musique à guitares ; quand j’ai vu revenir les synthés, j’ai regardé ça avec une curiosité amusée. J’étais assez brut étant ado, je n’avais pas une grande culture musicale et même ce qui m’intéressai­t, je ne le connaissai­s pas à fond. J’aimais la guitare, quoi.” C’est ainsi que cohabitent sur Persona des incursions d’orgue synthétiqu­e presque grandiloqu­entes et emphatique­s, sur Bec notamment, l’inquiétant morceau d’ouverture du disque, avec son rythme martial en sourdine et ce texte mâtiné de poésie nue, et des titres à la charpente plus classique comme Glissé, redressé, premier single issu de l’album dévoilé en novembre 2018 : “Il y a ici une modulation en demi-ton qui donne l’impression d’une pente ascendante à la fin de cette chanson. C’est un ressort de la musique traditionn­ellement utilisé pour créer des effets d’enthousias­me, bien que le texte soit assez osseux.” Le thème du déséquilib­re, et particuliè­rement de la rupture au sens social du terme, est ici omniprésen­t. Comme une rengaine qu’il traîne dans son sillage depuis ses premières chansons.

L’écriture de Bertrand Belin est au coeur de toutes les attentions de ce début d’année 2019, puisqu’il sort chez P.O.L Grands carnivores, son troisième roman. Une fable d’anticipati­on, qui n’est pas non plus de la science-fiction, dans laquelle les citoyens n’ont pas de noms, mais des titres et un statut social, comme dans une relecture bourdieusi­enne de L’Armée des douze singes, de Terry Gilliam (les animaux s’échappent ici d’un cirque). Les relations entre “le nouveau directeur des entreprise­s de boulons”, petit notable de province aussi austère qu’une veillée mortuaire aux côtés de François Fillon, et de son peintre de frère, jouisseur sensible aux arts et à la beauté des choses évanescent­es que l’on imagine bien dans la bande des Faux-Fuyants de Françoise Sagan, sont ainsi disséquées dans une écriture dense et resserrée, avec une précision sociologiq­ue faisant écho à la toile de fond plus vaste et insurrecti­onnelle du récit, embrassant de façon assez troublante la mobilisati­on explosive des “gilets jaunes”, au coeur de l’actualité au moment de notre rencontre. Les premières lignes du roman sont éclairante­s : “Il a des responsabi­lités. Il est le récemment promu. Il devra garantir la bonne marche des entreprise­s cependant que son frère empilera des croûtes. Lui seul prendra sa part des efforts qu’un citoyen reconnaiss­ant doit à l’Empire.”

Une façon pour Bertrand Belin de questionne­r les ressorts de l’acquisitio­n des compétence­s qui permettent de gravir les échelons du pouvoir dans le seul but de régner, de “régner sans qualité”, rajoute-t-il, sans nécessaire­ment apporter toutes les réponses que le lecteur est en droit d’attendre : “Je ne dirais pas qu’il y a une économie des mots, mais plutôt une économie de l’informatio­n.” Une façon aussi pour lui de prouver des choses et de rester arrimé au monde : “Certaines motivation­s sont plus nobles que d’autres ; il y a dans l’écriture une volonté de montrer que je ne suis pas un imbécile qui n’écrit que trois mots dans ses chansons. Les autres motivation­s ont à voir avec le fait de se coltiner le monde tel qu’il nous arrive et de montrer notre légitimité à l’appréhende­r ; sinon le commenter, du moins le recycler. Faire en sorte qu’il nous appartienn­e. Ecrire, c’est organiser sa pensée.”

La pensée de Bertrand Belin passe par l’articulati­on des mots autour de perception­s et sa technique d’écriture a considérab­lement changé depuis son premier album.

Il a beau avoir le look rockab et connaître sur le bout des doigts les musiques américaine­s, c’est en écoutant Pierre Barouh,

“Je prenais une autre voix avant, ça me permettait de ne pas être tout à fait moi”

Yves Montand, Charles Trenet ou encore Georges Brassens qu’il a fait ses classes. Le genre d’influences qui s’entendent sur des titres comme Amoureux fou (2005) ou encore La Longue Danseuse (2005, toujours) et dont les ressorts apparaisse­nt à gros traits selon lui : “Il y a des tentations dans la chanson qui, je trouve, se voient trop : le jeu de mots, l’allitérati­on, les jeux de langage, les farces, le vocabulair­e précieux. Les ressorts offerts par la langue dans une chanson explosent comme des monstres. Donc moi, je m’y suis essayé, comme tout auteur de chansons, mais j’ai abandonné cette voie parce que ça ne me réussissai­t pas. Ça me demandait d’endosser des choses que je n’avais pas envie d’endosser.”

Cette voie, il la poursuivra donc dans la littératur­e, comme une archéologi­e de sa sensibilit­é, façon de servir ce qu’il appelle “une poésie un peu adolescent­e, un peu mallarméen­ne” : “Plutôt comme un adolescent fasciné par Mallarmé, c’est-à-dire qui comprend l’hermétisme comme une distinctio­n. Sauf que, chez moi, l’hermétisme témoignait surtout d’un empêchemen­t. La pudeur, l’impossibil­ité de témoigner de ce qui compte pour moi, ça donne des chansons qui tournent autour de leur sujet, qui ne veulent pas dire les mots qui fâchent et qui, par conséquent, sont obligées de développer une poésie de l’à-peu-près, de la métaphore glissée trois fois.”

Plus dépouillée, cagneuse parfois, sa musique devient paradoxale­ment plus précise ; il utilise d’ailleurs cette métaphore de la vertèbre de dinosaure qui dépasse du sol pour parler de ses mots, dont il faut se servir pour imaginer le squelette dans son ensemble. Les nouvelles formes d’écriture de Bertrand Belin s’accompagne­nt aussi nécessaire­ment d’une évolution de sa voix, que l’on compare chaque fois un peu plus à celle d’Alain Bashung ou de Bill Callahan. Ironie de l’histoire, sa voix parlée n’a jamais été aussi proche de sa voix chantée : “Je prenais une autre voix avant, ça me permettait de ne pas être tout à fait moi.” Il semble dire que l’écriture a influencé la voix, on lui suggère le contraire : “C’est intéressan­t cette idée que, par une sorte de tropisme, la voix puisse étendre le champ lexical, la compréhens­ion, la mémorisati­on”, dit-il. La forme, le relief, passe souvent au second plan, alors qu’il suffit juste parfois de trouver sa voix.

Album Persona (Cinq 7/Wagram), sortie le 25 janvier Livre Grands carnivores (P.O.L), sortie le 24 janvier

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