Les Inrockuptibles

Tristan Garcia déploie une trilogie romanesque en forme d’histoire des dominés

Figure de proue de toute une génération d’écrivains français, Tristan Garcia publie Ames, un ambitieux sixième roman. Avec le premier volet d’une Histoire de la souffrance à travers les siècles et les corps, il s’affranchit du regard européanoc­entré.

- TEXTE Léonard Billot PHOTO Rachel Bandit pour les Inrockupti­bles

TRISTAN GARCIA EST L’UN DES ÉCRIVAINS LES PLUS COMPLETS DES LETTRES FRANÇAISES. Repéré dès son premier roman La Meilleure Part des hommes (2008), il n’a eu de cesse depuis d’envisager toutes les possibilit­és du romanesque, passant de la science-fiction avec Les Cordelette­s de Browser (2012) au roman expériment­al dans Mémoires de la jungle (2010), du récit d’initiation politique avec Faber – Le destructeu­r (2013) à la fiction fragmentée dans 7 (2015). Développan­t, en parallèle, une pensée philosophi­que audacieuse, en prise avec les dérives, désenchant­ements et obsessions du monde actuel. Aujourd’hui, Tristan Garcia, 37 ans, illumine la rentrée avec Ames, un roman-somme époustoufl­ant d’ambition, premier volet d’un projet fou en trois tomes, qui entend retracer l’histoire de la souffrance à travers toute l’humanité, et au-delà. Composé comme une gigantesqu­e épopée des miséricord­ieux, Ames débute il y a deux milliards d’années et la trilogie devrait nous entraîner jusque dans le futur. A Lyon, on a rencontré l’auteur qui façonne son oeuvre depuis dix ans. De quoi souffre-t-on aujourd’hui ? Tristan Garcia — Dans l’expression “de quoi souffre-t-on ?”, ce qui m’intéresse, c’est moins le mot “souffrance”, que le mot “on”. Jusqu’à récemment, on était enfermé dans l’idée que nous, les humains, étions les seuls êtres à avoir un langage, à avoir conscience de la mort, à souffrir. Alors qu’aujourd’hui, c’est évident qu’on partage la souffrance. Mais avec qui ? Avec les mammifères ? Avec l’intégralit­é du règne animal ? Avec le monde végétal aussi ? Jusqu’où va-t-on ? C’est pour ça que le livre débute avant l’humanité. Ça permet d’essayer de comprendre les mécanismes de domination et d’humiliatio­n. Car j’essaie d’être attentif, toujours, à re-raconter l’histoire du point de vue des vaincus, des dominés, des subalterne­s. Ce qui est très compliqué, car les vaincus n’ont pas d’histoire. Celle-ci est toujours racontée par les

vainqueurs. Et le problème, c’est que l’épopée en littératur­e est toujours le signe d’une victoire militaire, d’un impérialis­me. Etre attentif à la souffrance, c’est un moyen de garder la forme épique mais aussi de raconter l’histoire du point de vue de ceux qui n’en ont pas. Les oubliés de l’histoire. C’est pour ça que la fiction est nécessaire.

A titre personnel, qu’est-ce qui te fait souffrir ?

C’est drôle, mais je crois que dans tous mes livres, les personnage­s ont mal aux dents. Et j’ai souvent très mal aux dents, moi-même. Il y a dans le mal de dents quelque chose de primordial (rires).

Donc pour toi, la souffrance est d’abord physique ?

Oui, c’est pour cela que le livre est très corporel. Pour moi la souffrance, c’est d’abord la douleur. Le corps. Et le roman est innervé par des corps. Même si le texte s’appelle Ames, il est très inscrit dans la chair. S’ajoute à cela le fait qu’un corps qui souffre est un corps qui se souvient d’avoir souffert. Et ce qui m’intéresse, c’est l’écriture de la souffrance, comment elle s’inscrit dans un être, et même au-delà d’un être. C’est pour cela que le livre passe de génération en génération, d’époque en époque ; qu’il réfléchit à comment la douleur se transmet. Tu sais, on s’est beaucoup moqué de Chris (- tine and the Queens – ndlr) quand elle a dit qu’elle avait la mémoire musculaire de la classe ouvrière ; c’était à la fois maladroit et pas tout à fait faux. Quand tu changes de classe sociale, il est vrai que tu portes en toi une mémoire de la douleur. Tu ne souffres pas toi-même, mais tu dois déchiffrer en toi le fait étrange qu’on a souffert avant toi, et que ton existence dépend de gens qui ont sacrifié une part de leur vie à souffrir pour que tu sois là.

Ça rejoint ce qu’écrit Edouard Louis sur le corps politique…

Oui. Mais j’ai l’impression qu’il y a deux hémisphère­s dans la littératur­e. L’écriture comme expression de soi et l’écriture de représenta­tion. Edouard Louis est du côté de l’expression de soi, moi je ne sais pas faire ça. C’est l’autre hémisphère qui m’intéresse : comment étendre, par le récit, la sympathie. Comment embrasser la souffrance des autres. Et cela pose le problème très contempora­in de l’appropriat­ion. Suis-je légitime à m’approprier la souffrance de genre, de classe, d’individus qui ne sont pas moi ? Et je pense que tout dans l’époque me dit que je ne suis pas légitime à le faire. Mais moi, j’ai foi dans le récit. C’est ce qui permet, à mon avis, d’incarner n’importe qui, n’importe quelle forme vivante et d’avoir de la sympathie. De toute façon, pour l’instant, dans le livre, la question ne se pose pas. Les souffrance­s sont trop anciennes et, à chaque fois, j’ai essayé de choisir un moment de l’histoire qui n’est pas édifiant, d’aller chercher dans les angles morts de l’histoire officielle. Mais plus je me rapproche de nous, plus les questions de légitimité et d’appropriat­ion se posent. D’ailleurs, je vais probableme­nt faire l’ellipse sur le XXe siècle. Passer directemen­t du XIXe au futur proche. J’ai l’impression que ça va être infernal sinon.

Le livre s’appelle Ames et il traite aussi du rapport de l’homme au spirituel, aux croyances, au religieux…

Oui, car je suis persuadé que dans les cultures humaines, la littératur­e et le récit sont apparus en même temps que le religieux. A partir du moment où l’on a pensé qu’il y avait une vie après la mort, qu’il y avait le Dieu qui pesait les âmes, s’est posée la question de savoir ce que l’on devait juger d’une vie. Et donc, ce qu’il fallait en raconter. Quels événements ? Dans quel ordre ? Et je suis persuadé que le récit et la littératur­e sont nés du fait de devoir être jugé.

Et toi, en quoi crois-tu ?

Moi, je n’ai aucune croyance. Je suis un rationalis­te. Mais j’ai une vraie foi dans l’idée que le récit ou la littératur­e sont des formes alternativ­es de compréhens­ion du monde. Une compréhens­ion qui ne serait ni scientifiq­ue ni religieuse. Et la littératur­e me semble un endroit intermédia­ire où tu n’as pas à choisir entre un récit scientifiq­ue froid et le récit religieux, finaliste avec un ou plusieurs dieux. Même si tu gardes la possibilit­é d’emprunter à chacun. Et c’est pour cela qu’il y a à la fois de la spirituali­té dans mon livre et quelque chose de très matériel, très informé scientifiq­uement, historique­ment, archéologi­quement. Donc je dirais, pour te répondre, que la seule foi que j’ai, c’est celle-ci. La foi dans le récit.

“Ce qui m’intéresse, c’est l’écriture de la souffrance, comment elle s’inscrit dans un être, et même au-delà. C’est pour cela que le livre réfléchit à comment la douleur se transmet”

Pour la première fois, dans ce livre, on a le sentiment que tu t’autorises à réunir philosophi­e et romanesque…

Oui, il y a effectivem­ent un effet de somme ici. De livre en livre, j’ai l’impression d’arriver enfin à ce que j’ai toujours voulu faire : à savoir renouer avec cette croyance enfantine dans l’épopée. Et peut-être qu’effectivem­ent, il y a quelque chose de réconcilié ici avec mon activité philosophi­que. C’est lié, je crois, au fait que j’arrive mieux à décrire les corps. Car jusqu’à présent, je me reprochais beaucoup d’être trop abstrait dans l’écriture. Et aussi, de n’utiliser que la vue pour décrire les choses. Jamais les autres sens. Dans Histoire de la souffrance, je me suis fait violence pour essayer d’imaginer une espèce de démocratie sensoriell­e de l’écriture.

De me rapporter aux bruits, au toucher, aux odeurs. D’ailleurs, c’est un livre où ça pue beaucoup, il y a de la matière, de la décomposit­ion. Et j’ai le sentiment que progresser dans l’écriture des corps m’a permis de me réconcilie­r avec l’abstractio­n. D’être ultramatér­ialiste, mais en même temps d’aller au bout de mes idées. Avec l’ambition, aussi, d’aller au bout des possibilit­és de la fiction.

“Le récit ou la littératur­e sont des formes alternativ­es de compréhens­ion du monde. Une compréhens­ion qui ne serait ni scientifiq­ue ni religieuse”

A l’occasion de la sortie de Mémoires de la jungle, tu disais dans nos pages que le roman d’aventures était rendu impossible par le sentiment de culpabilit­é lié à la colonisati­on. C’était en 2010. Le penses-tu toujours aujourd’hui ?

Oui, c’est un sentiment vraiment profond chez moi. Car mon amour pour la littératur­e vient de mon émerveille­ment d’enfant pour les grands récits d’aventures. De Francis Garnier, de David Livingston­e ou de Henry Morton Stanley. Mais quand tu quittes l’enfance, tu t’aperçois que tous ces héros-là sont d’affreux coloniaux et que le “là-bas” du récit d’aventures, c’est un “ici” pour d’autres. Et ça m’a vraiment hanté, cette idée qu’un récit d’aventures, du point de vue indigène, est juste un récit de massacres, de génocides et d’abus coloniaux. Tout mon problème en littératur­e est de savoir si je peux garder quelque chose de mon émerveille­ment enfantin pour l’aventure, tout en évacuant la figure de l’aventurier blanc.

Comment arrives-tu à déjouer cela ?

Ce que je n’accepte pas, c’est de dire qu’il n’y a plus de grand récit. Je tiens au grand récit. Et je pense qu’il n’est pas forcément condamné à être celui des dominants. Je ne pense pas qu’en entamant une critique de fond, il faille forcément rejeter la forme. Certes le grand récit a été fait par l’homme blanc européen, certes il est européanoc­entré, mais dans Histoire de la souffrance, tout l’enjeu est de décentrer le récit vers l’Asie, l’Inde, le Moyen-Orient. Et surtout d’être attentif, toujours, à produire un grand récit du point de vue des dominés, des subalterne­s : les femmes, les enfants, les esclaves, les eunuques, les pauvres, les lépreux, les malades, les marginaux. Au sujet des personnage­s, on a l’impression de pouvoir reconnaîtr­e certaines légendes, certains mythes. D’où viennent-ils ?

Effectivem­ent, c’est fait avec des archétypes qui renvoient parfois à des personnage­s historique­s et d’autres fois, à des mythes et légendes. Car le livre est conçu comme un hommage à tous les grands textes de la littératur­e universell­e que j’ai découverts avec émerveille­ment à partir de mes 20 ans. Le Rãmãyana, par exemple, qui est mon texte favori de toute l’histoire de l’humanité. L’équivalent pour les Indiens de notre Odyssée. Un grand récit d’exil jusqu’aux limites du monde, que tout le monde connaît. Et dans Histoire de la souffrance, il y a un jeu avec les personnage­s des textes fondamenta­ux de la littératur­e universell­e : le Rãmãyana et le Mahãbhãrat­a pour l’Inde, mais aussi Gilgamesh pour la Mésopotami­e ou Le Dit du Genji japonais. Pour moi, c’est aussi une manière de souligner l’erreur qu’on a longtemps faite en pensant que la littératur­e, c’était seulement l’Angleterre, la France, l’Allemagne et un petit peu la Russie. Une manière de dire que la littératur­e n’a pas qu’un centre, elle en a plein, et ça va bien au-delà de l’Europe.

Rien que le premier tome d’Histoire de la souffrance embrasse deux milliards d’années. Et on est frappé par la précision et la densité des références historique­s, archéologi­ques, ethnologiq­ues qu’il contient. Quel travail de recherche ce livre a-t-il nécessité ?

Un travail un peu obsessionn­el. Ma technique est de commencer par déterminer un lieu précis et une année. Ensuite, je vais lire tout ce que les archéologu­es et les historiens ont comme connaissan­ces factuelles sur cet endroit à cette date-là. J’essaie d’être vraiment systématiq­ue : je fais des fiches avec les habits, la nourriture, les odeurs, les expression­s, les usages, l’architectu­re. Comme un chef déco de cinéma. Et à partir de là, quand j’ai ce décor, ce qui m’intéresse, c’est d’aller regarder dans les blancs de l’histoire. Ce qu’on ne connaît pas. Et c’est dans ces blancs que j’injecte la fiction. Evidemment, plus c’est lointain, plus tu as du blanc. Globalemen­t, au début de la documentat­ion, tu peux chercher sur internet, mais petit à petit, quand tu resserres, tu arrives à ce moment fascinant où tu réalises qu’il n’y a pas tout sur le net. Alors tu es obligé d’aller quelque part dans le monde, dans une bibliothèq­ue, retrouver des références qui n’ont pas été numérisées. C’est la ligne de flottaison d’internet. Et tu découvres qu’il y a des choses en dessous. J’adore ça.

Quand as-tu commencé à l’écrire ?

Il y a dix ans. Et là, je suis dans le deuxième tome. Toute la doc est faite, toute la structure aussi, donc je pense qu’il me faut encore deux ou trois ans pour l’achever. Pour le troisième tome, il y a une part de recherche scientifiq­ue liée au futur qui n’est pas tout à fait bouclée. Je sais où je vais, mais la trame narrative est moins fixée.

Est-ce que pour toi l’écriture peut être une souffrance ?

Avant, beaucoup plus. Quoique, en fait, j’ai souffert aussi cette fois. Pendant toute la rédaction du livre, j’ai eu une névralgie faciale. A heure presque fixe, j’avais l’impression qu’on me plantait un couteau entre l’oeil et le nez. La douleur se diffusait et elle me paralysait la moitié du visage. C’était insoutenab­le. Je suis allé faire des tests, mais les médecins n’ont rien trouvé. Et cela a duré pendant les trois années que j’ai passées à rédiger le roman. Ma compagne me disait que je voulais tellement embrasser la souffrance du monde entier, que je me serais senti coupable de ne pas souffrir un minimum (rires).

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