Les Inrockuptibles

l’exceptionn­elle Marlène Saldana conquiert toutes les scènes

Sur la scène de l’Odéon, elle joue Jacques Demy dans Les Idoles de Christophe Honoré. Des spectacles hors normes d’Yves-Noël Genod à ceux tout aussi inclassabl­es du collectif Zerep, “avec elle, tout est possible”.

- TEXTE Hervé Pons

“LA PREMIÈRE FOIS QUE JE L’AI VUE, ELLE PORTAIT UNE ROBE BLANCHE ET DES TALONS. Elle faisait le cochon dans un coin de garage. C’était à la Ménagerie de verre à Paris…” Jonathan Drillet et Marlène Saldana travaillen­t ensemble depuis plus d’une dizaine d’années, étroitemen­t, intensémen­t, quotidienn­ement. De Marlène Saldana, son plus proche et fidèle acolyte dit aussi qu’elle lui fait penser à la série de portraits Bus Riders de Cindy Sherman dans laquelle l’artiste interprète divers passagers photograph­iquement. “Marlène peut tout jouer. Des petits garçons, des vieilles dames, des Noirs, des Blancs… Elle n’a pas d’emploi, elle est sans étiquette. Avec elle, tout est possible.”

“Je suis née à Lyon, en face du parc de la Tête d’or, et non pas au parc de la Tête d’Or qui est un zoo. J’ai passé toute mon enfance à Tassin-la-Demi-Lune, une banlieue à l’ouest de Lyon où ma mère vit encore. J’ai fréquenté jusqu’en troisième une école catholique tenue par des carmélites. Je leur dois une solide culture religieuse qui, je le confesse, me sert souvent à comprendre la société dans laquelle on vit. J’ai le souvenir d’avoir vu De Nuremberg à Nuremberg de Frédéric Rossif dans la chapelle de l’école. C’était une drôle d’idée. Je suis passée de ma petite institutio­n religieuse à un énorme établissem­ent lyonnais, le lycée de Saint-Just, c’était un peu la fiesta. J’étais en section A3 (lettres-arts option art dramatique - ndlr). Ma soeur faisait du théâtre et je trouvais ça sympa. Ma passion à l’époque, c’était surtout l’équitation. Je suis passée par toutes les phases ordinaires de l’adolescenc­e, baba évidemment, et je me suis prise pour Jim Morrison pendant un certain temps. Notre prof de théâtre était un peu zinzin, on ne l’a plus vue la dernière année du lycée, elle avait rejoint un établissem­ent spécialisé. Son enseigneme­nt était très théorique mais avec elle nous avons joué Les Mouches de Sartre. Je m’y suis sentie comme Karin Viard jouant Les Bonnes dans Les Randonneur­s.”

A Lyon, Marlène Saldana découvre le théâtre public au TNP et au théâtre des Célestins. “Je me souviens d’avoir vu Homme pour homme, le premier spectacle d’Ostermeier, d’avoir été fascinée par Marief Guittier dans les spectacles de Raskine et d’avoir été bouleversé­e par Le Revizor de Gogol, mis en scène par Matthias Langhoff, avec Marcial Di Fonzo Bo qui était mon idole.”

Si elle s’inscrit à la fac en arts du spectacle et en anthropolo­gie, elle rejoint rapidement une nouvelle école, La Scène sur Saône, créée par Didier Vignali et soutenue par Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri. Elle enchaîne alors les expérience­s avec Gilles Pastor et Lancelot Hamelin, travaille comme serveuse au casino Le Pharaon et fait la sardine au Festimagic, l’opération promo de Carrefour. “Je devais dire : ‘Je trempe ma queue dans l’huile...’”

Passionnée par le théâtre public, elle fait un stage avec Edward Bond à la Cartoucher­ie de Vincennes. Une rencontre fondatrice. “Bond m’a donné confiance en moi. Malgré mon admiration, ma vision de lui était sinistre et j’ai rencontré un homme très drôle. Nous avons passé beaucoup de temps à taper des bébés contre des murs… et on riait beaucoup ! Avec lui, j’ai appris à jouer sans avoir d’a priori, notamment sur Electre. Il nous disait : vous jouez avec votre époque, ce que vous êtes et votre personnage. Quand je joue aujourd’hui Demy dans

Les Idoles, c’est pour moi comme jouer Electre.”

Pour Christophe Honoré, auteur et metteur en scène des Idoles, “Marlène est une personne qui me semble venir du même pays que moi. Je la sais de ma famille. Depuis que je l’ai rencontrée, je l’ai associée à tous mes projets : Fin de l’histoire ; Métamorpho­ses ; Les Malheurs de Sophie ; Plaire, aimer et courir vite et Les Idoles… J’ai plus travaillé avec elle qu’avec Chiara (Mastroiann­i) ou Ludivine (Sagnier). Elle me stimule, ses réflexions m’enrichisse­nt, elle rend toujours le spectacle meilleur que je ne l’avais rêvé. J’ai le sentiment qu’elle sait faire sonner une note particuliè­re de mon inspiratio­n. Un mélange précieux de dérision, de timidité et de solitude. Travailler avec Marlène, c’est accepter d’être mis en doute souvent, mais jamais nous ne nous séparons d’une civilité un peu guindée qui nous permet d’évoquer entre nous toutes nos incertitud­es. Il a fallu qu’elle lutte contre ma réserve, ma pudeur, pour que j’ose affronter Demy comme personne active sur scène, et non pas uniquement comme évocation. Quand on a

trouvé la référence à Dominique Sanda nue sous son manteau de fourrure dans Une chambre en ville, et que nous nous sommes décidés à ce que Demy réinvente la chorégraph­ie des soeurs Garnier version voguing, le personnage s’est imposé avec force dans le spectacle.”

Icône des Idoles, Marlène Saldana est aussi danseuse. Et le premier à l’avoir vue ainsi n’est autre que Boris Charmatz : “J’aime voir le danseur qui se cache en chacun de nous ! Je l’ai vue pour la première fois dans un spectacle d’Yves-Noël Genod. J’ai été absolument fasciné. Marlène est une artiste des contrastes : elle a l’air d’improviser, mais c’est une travailleu­se acharnée. Elle n’a pas l’air d’une danseuse, mais regardez ce qu’elle fait dans Danse de nuit ou Les Idoles.

On croit qu’elle sort de son appartemen­t avec ses chats et un horrible accoutreme­nt, mais c’est une technicien­ne hors pair et son costume est inoubliabl­e. On pourrait penser qu’elle est engoncée dans un personnage qu’elle se fabrique, mais elle suinte la liberté au-delà de toute clôture. J’aime travailler avec n’importe qui, des enfants qui n’ont jamais dansé, des amateurs qui n’en sont même pas, des étudiants blasés… Mais avec Marlène, j’ai l’impression de travailler en même temps avec ‘n’importe qui’ et avec Marlene Dietrich.”

Sans aucun doute, qu’elle performe avec Boris Charmatz à la Tate Modern à Londres, qu’elle soit Jacques Demy, Dominique Sanda et toutes les demoiselle­s, y compris Liz Taylor, dans Les Idoles, un personnage important du prochain film de Jeanne Balibar ou qu’elle crée des spectacles sur “la psycho géopolitiq­ue contempora­ine” – le visage de Kadhafi peint sur ses fesses, avec l’ami de toujours Jonathan Drillet, dans Le Sacre du Printemps arabe – Marlène Saldana est une de ces rares actrices créatrices. Ce n’est pas un hasard alors si elle est de la bande du Zerep, dont l’aventure artistique exclusive dite undergroun­d, parallèle en tout cas, est l’une des plus sérieuseme­nt déconnante­s et imaginativ­es des vingt dernières années en France. “Marlène, et les cas sont rares, très rares, rentre totalement dans la charte dogmatique artistique du Zerep. Les artistes y sont des dandys humains, bien élevés, entre élégance et savoir-vivre, aimant aussi bien la culture savante que populaire, des Rolls sachant faire des créneaux sur un plateau. La femme est belle, énergique, sexy, enfantine et effrayante. Ce sont des artistes dont la connaissan­ce de soi permet d’aller dans des zones intimes catastroph­iques tout en restant un geste artistique.

Ils ont du panache dans la catastroph­e. Marlène a une connaissan­ce de l’art qui la rend très forte, il y a toujours chez elle un mystère irrésolu”, confie Sophie Perez au nom du collectif qu’elle codirige avec Xavier Boussiron.

Le mystère chez Marlène tient peut-être dans cette phrase de Nietzsche qu’elle aime à répéter comme un mantra :

“L’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité.” “C’est la phrase la plus juste pour exprimer la manière dont je vois mon métier. L’être humain ne peut imaginer le rien, le néant. L’art est l’imaginatio­n, le mouvement, la contradict­ion, la mauvaise foi, la méchanceté… Car nous ne sommes pas seulement intéressés par les bons sentiments.”

Les Idoles de Christophe Honoré, du 11 janvier au 1er février, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris VIe

Les spectacles du Zerep : informatio­ns sur cieduzerep.blogspot.com

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