Les Inrockuptibles

Portrait Yannick Jadot

Son but : conquérir le pouvoir en s’affranchis­sant de la gauche

- TEXTE Mathieu Dejean et Julien Rebucci PHOTO Marguerite Bornhauser pour Les Inrockupti­bles

Avec 13,5 % des voix aux européenne­s, EUROPE ECOLOGIE-LES VERTS est en position de force. Persuadé que l’écologie est le paradigme politique du XXIe siècle, leur chef de file, Yannick Jadot, pense prendre le pouvoir en s’affranchis­sant de la gauche : un Vert, version “nouveau monde”.

YANNICK JADOT EST UN PEU SOUPE AU LAIT. APRÈS PLUS D’UNE HEURE DE DISCUSSION À BÂTONS ROMPUS, l’eurodéputé fraîchemen­t élu s’ouvre enfin, et confie un sentiment de frustratio­n qui le tiraille en profondeur. Europe Ecologie-Les Verts (EE-LV), dont il était la tête de liste, vient d’arriver troisième aux élections européenne­s le 26 mai avec 13,5 % des voix. Le parti écolo, donné pour mort depuis 2017, s’impose désormais comme l’alternativ­e au Rassemblem­ent national et à Emmanuel Macron. Et pourtant, alors qu’un baromètre Odoxa place Yannick Jadot comme la nouvelle personnali­té politique préférée des Français, tout le monde souhaitera­it le voir dialoguer avec d’autres représenta­nts politiques : de Pascal Canfin (“la caution écolo de Macron”, raille-t-il) à Clémentine Autain de La France insoumise (LFI), en passant par son ami Jean-Louis Borloo (ils se connaissen­t depuis les négociatio­ns sur le Grenelle de l’environnem­ent). Alors, il bande les muscles : “Je ne suis pas junior ! Vous avez fait Glucksmann en une, très bien. Pourquoi devrais-je pour ma part défendre mes idées contre celles des autres ?”

Au moins, les choses sont claires : fort de l’onction électorale (un peu plus de 3 millions de personnes ont voté pour la liste qu’il a conduite), l’heure n’est pas pour lui à la reconstruc­tion d’une gauche en miettes. Pour transforme­r l’essai des européenne­s, le grand Yannick

(1 mètre 91, tout de même), père de deux enfants de 17 et 20 ans, ne compte que sur ses propres forces, et sur le “dépassemen­t” d’EE-LV (le Parti animaliste et Urgence écologie devraient rejoindre la maison commune). Pour la peine, il nous encourage même à rebrancher nos dictaphone­s : “Vous pouvez rajouter ça : ceux qui prétendent défendre aujourd’hui l’écologie prétendaie­nt hier défendre la justice sociale, la revitalisa­tion, la démocratie, l’aménagemen­t du territoire… Ils ont failli. Ils ont essayé, ils ont échoué. A nous de prendre le pouvoir. Le temps des écologiste­s est venu. On a les solutions, on est crédibles, il faut gagner pour exercer le pouvoir.”

Le nouveau héraut de l’écologie est d’autant plus vindicatif qu’à la présidenti­elle de 2017, il avait raté la marche. Lui qui voulait alors “secouer le système, tout agiter” au nom de l’urgence écologique, se range à cette époque derrière Benoît Hamon (alors encore au Parti socialiste). Mauvais calcul. Même sa nouvelle compagne, la journalist­e Isabelle Saporta (qui a décidé de démissionn­er

de RTL depuis l’officialis­ation de leur relation, pour s’engager en politique), le chambre à ce sujet : “Pour moi, c’est une connerie, mais qui n’en fait pas ?” “Quand on fait cette alliance, Hamon est alors à 18 % dans les intentions de vote, on se dit qu’un truc dingue peut se passer”, se défend-il, à contre-courant du modeste 6 % réalisé par l’ex-ministre de l’Education.

Sa première bataille politique avait pourtant été victorieus­e. En 1986, étudiant à Paris, le Picard fait partie du mouvement qui met à bas le projet de loi Devaquet sur la réforme des université­s. Après avoir planché sur l’économie à Dauphine, il part au Burkina Faso. Une expérience fondatrice dont il garde un souvenir intact : “J’ai travaillé avec les paysans dans la bande sahélienne. Là-bas, vous ne pouvez pas compenser avec l’irrigation, avec les pesticides ou les engrais. S’il manque une pluie à la saison, vous risquez l’insécurité alimentair­e ou pire, la famine.”

A l’époque, le jeune homme originaire de Mons-en-Laonnois, près de Laon (Aisne), s’imagine une destinée à la Morel, inoubliabl­e personnage des Racines du ciel de Romain Gary, rescapé des camps de concentrat­ion qui aura l’obsession de protéger les éléphants d’Afrique. Jadot décèle entre les lignes du prix Goncourt 1956, les fondements de son engagement écologique : “Si on n’est plus capable de garder une partie de la nature sauvage, hors de notre contrôle, c’est aussi une partie de notre humanité qui va disparaîtr­e”, explique-t-il posément. C’est le seul roman qu’il a relu, trois fois.

Moins idéologue que romantique, Yannick Jadot s’épanche sur ses livres de chevet, évoque Martin Eden de Jack London, Voyage au bout de la nuit de Céline ou encore En un combat douteux, de John Steinbeck. “L’histoire d’un syndicalis­te au sein d’une communauté de cueilleurs de pommes, qui veut construire la résistance” dans l’Amérique en pleine crise économique des années 1930. Autant de lectures qui l’aident, encore aujourd’hui, à tracer son chemin, pour ne plus répéter les erreurs passées. Ainsi, après deux ans de traversée du désert suite à son retrait en 2017, Jadot acquiert une certitude :

“Il faut des écologiste­s pour porter l’écologie. Il faut qu’elle soit présente à chaque élection. On n’a jamais fait d’alliances avec le productivi­sme de droite mais, aujourd’hui, il faut s’affranchir aussi du productivi­sme de gauche. Il n’est plus question qu’on soit les supplétifs de quiconque.”

Exit la gauche plurielle à la papa, donc. Pour cet échalas de 51 ans, fils d’enseignant­s socialiste­s “avec le catalogue de la Camif dans le salon”, il n’est pas question de rejouer le cartel des partis, ni le ralliement au programme commun. La campagne électorale des européenne­s a clarifié les choses : le clivage, désormais, est entre productivi­stes et écologiste­s

– ou “entre destructeu­rs et terriens”, selon la terminolog­ie de Dominique Bourg, tête de liste d’Urgence écologie (1,82 % des voix). Le “moment populiste” prophétisé par la philosophe Chantal Mouffe (idéologue de LFI) a fait long feu : place au moment vert. En lieu et place d’une main tendue, Jadot adresse donc un vent force 4 à Génération.s et à LFI, déjà secoués par leurs piètres scores aux européenne­s (respective­ment, 3,2 % et 6,3 %). Tout en se défendant d’être “partisan de la pureté écolo”, il dégomme à tout-va. Il a déclaré dans Le Monde que Génération.s et la France insoumise “ne sont pas des partis écologiste­s”. Jean-Luc Mélenchon a dénoncé sur Twitter sa “pensée vert-degris”. Mais Jadot persiste : “Pourquoi

“Il y a trop de postures, pas assez d’action. Certains ont fait une partie du chemin. Mais l’écologie est pour moi incompatib­le avec la brutalisat­ion permanente du débat public”

m’attaque-t-on ? Parce que j’ai dit que LFI et Génération.s ne sont pas des partis écologiste­s ? Eh bien oui, je le reconnais, je pense qu’ils ne se revendique­nt pas comme des partis écologiste­s. Le problème, pousuitil, c’est qu’il y a trop de postures, pas assez d’action. Certains ont fait une partie du chemin. Mais l’écologie est pour moi incompatib­le avec la brutalisat­ion permanente du débat public de Mélenchon. Et elle ne peut pas masquer les contradict­ions des socialiste­s.” Glucksmann et sa “tentative de sauver la social-démocratie”, les communiste­s et leur persistanc­e à soutenir le nucléaire : peu sont ceux qui trouvent grâce à ses yeux bleus.

De quoi faire frémir les refondateu­rs déjà à l’oeuvre d’une gauche en lambeaux. “Quand on est premier à gauche, on a une responsabi­lité.

Il va falloir travailler ensemble, et c’est à lui d’engager ce travail commun que Jean-Luc Mélenchon, qui avait fait un score beaucoup plus important en 2017, s’est refusé à faire. Il ne faudrait pas que toutes les occasions soient manquées”, s’inquiète le communiste Ian Brossat.

Jadot persiste pourtant. Ne comptez pas sur lui pour être le détonateur du “big bang de la gauche” – initiative lancée au début du mois par les députées Clémentine Autain et Elsa Faucillon (Parti communiste français), pour “construire une espérance” autour des exigences sociales et écologique­s. Les réticences de l’ancien directeur des campagnes de Greenpeace France (de 2002 à 2008) à mettre en chantier la question du rassemblem­ent irritent. Elles confirment même quelques doutes à gauche : “Idéologiqu­ement,Yannick Jadot est celui qui, chez EE-LV, est le moins incompatib­le avec Macron. On comprend donc qu’il ne soit pas pressé. Il dit lui-même qu’il ne se définit pas comme ‘un homme de gauche’!” s’agace un dirigeant de parti de l’ancien monde.

L’intéressé confirme d’une pirouette : “Je dis que je suis écologiste, c’est ma

réponse.” Ce refus à se déterminer politiquem­ent passe pour un manque de stabilité idéologiqu­e aux yeux de certains de ses potentiels alliés : “Jadot va dans le sens où le vent va le porter. Son programme n’est pas clair.” Les écologiste­s passés à La République en marche se comptent à la pelle – Pascal Durand, François de Rugy, Barbara Pompili –, ce qui ne l’aide pas à se débarrasse­r de ce stigmate. Même Esther Benbassa, sénatrice écologiste, marche sur des oeufs : “Peut-être qu’il est vacciné contre le macronisme, mais je ne sais pas s’il est immunisé. C’est un écologiste convaincu, donc je l’espère.”

En 2017, Jadot a voté Macron au deuxième tour, et le referait sans hésiter pour faire barrage au Rassemblem­ent national. Peut-être même qu’à l’époque, il croyait un peu en ce jeune type de 39 ans qui voulait exploser les carcans de la politique à l’ancienne. Il en a beaucoup discuté avec son ex-mentor Daniel Cohn-Bendit (passé dans le giron de Jupiter) : “Macron n’était pas mon candidat. Il ne parlait pas d’écologie. Mais c’était un jeune qui arrivait avec l’idée de faire bouger la France, de la réconcilie­r, avec beaucoup d’Europe ! Il y avait une aspiration – comme dirait Chaban (premier ministre de Georges Pompidou, ndlr) – à une société nouvelle”, reconnaît-il. Parmi ses références politiques, il cite aussi le patron de la CFDT, Laurent Berger, et son pacte pour un “pouvoir de vivre” ; ou encore Jean-Louis Borloo et son plan banlieue – dont l’abandon par Macron constitue “la vraie rupture sociale du quinquenna­t” à ses yeux. Pas de quoi rassurer les partisans d’un réformisme révolution­naire.

La stratégie de Jadot est celle des petits pas. Il assume d’ailleurs de “ne pas attendre les alternance­s pour travailler”, en référence au Grenelle de l’environnem­ent sous Sarkozy, et au passage des écologiste­s au gouverneme­nt sous Hollande (un souvenir pourtant douloureux dans sa famille politique) : “L’urgence est telle que tout ce qu’on pourra faire pour que ça bouge, on le fera. Nous prenons nos responsabi­ltés.” Il énumère donc trois dossiers prioritair­es au Parlement européen : la réforme de la Politique agricole commune, l’investisse­ment dans la transition énergétiqu­e et la fin des accords de libre échange. Le sauvetage de la gauche n’est pas inscrit à sa to-do list. En la matière, ce serait plutôt : “Après moi, le déluge.”

Lorsqu’on lui demande pourquoi les Verts ne font de bons scores que lors des européenne­s, il nous renvoie du tac-au-tac aux municipale­s de 2020, comme un défi. EE-LV ne cache plus ses ambitions, à commencer par celle de ravir Paris à une majorité à laquelle il appartient actuelleme­nt. “Je ferai tout pour qu’on gagne. C’est notre responsabi­lité.Vous imaginez ? La ville de l’accord de Paris sur le climat qui devient verte ?” lance-t-il, enthousias­te. Quand on lui fait remarquer que Grenoble, la plus grande ville écologiste de France, a été conquise en 2014 grâce à une alliance entre EE-LV, le Parti de gauche et des mouvements citoyens, et que cela avait soulevé beaucoup d’espoirs à gauche, il tique :

“Je ne sais pas. J’ai l’impression que vous parlez en votre nom.”

Sera-t-il lui-même candidat dans la capitale (où EE-LV a obtenu 19,89 % des suffrages aux européenne­s) ? David Cormand, le secrétaire national d’EE-LV, estime dans une interview au Huffington Post que c’est “un scénario qui fait très peur à l’Elysée et à l’Hôtel de Ville”. L’intéressé louvoie, répète à plusieurs reprises qu’il vient d’être élu député européen : “J’aimerais bien partir à la plage, prendre le soleil, me reposer, aller au ciné, faire des concerts, lire des livres.” Mais ne dément jamais complèteme­nt. Quand il arpentait la France en campagne pour les européenne­s, il écoutait souvent une chanson de Charlélie Couture :

Juste un instant. Gageons que la revanche des écolos dure, cette fois-ci, un peu plus longtemps.

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 ??  ?? En juin à Paris
En juin à Paris
 ??  ?? Ci-dessous : de gauche à droite, Yannick Jadot, Corinne Lepage, Cécile Duflot, Dominique Voynet et Eva Joly, en 2010, sur le site du futur aéroport de NotreDame-des-Landes pour planter un chêne sur l’emplacemen­t prévu pour les pistes
Ci-dessous : de gauche à droite, Yannick Jadot, Corinne Lepage, Cécile Duflot, Dominique Voynet et Eva Joly, en 2010, sur le site du futur aéroport de NotreDame-des-Landes pour planter un chêne sur l’emplacemen­t prévu pour les pistes
 ??  ?? Ci-contre : Yannick Jadot entre en scène pour le discours final lors du dernier meeting d’Europe Ecologie-Les Verts avant les élections europeenne­s, à Paris, le 21 mai dernier
Ci-contre : Yannick Jadot entre en scène pour le discours final lors du dernier meeting d’Europe Ecologie-Les Verts avant les élections europeenne­s, à Paris, le 21 mai dernier
 ??  ?? Yannick Jadot, candidat à l’élection présidenti­elle pour EE-LV, et Eric Piolle, maire de Grenoble, participen­t à la “Soupe anti-traités de libre échange” organisée contre le CETA, en février 2017 à Grenoble
Yannick Jadot, candidat à l’élection présidenti­elle pour EE-LV, et Eric Piolle, maire de Grenoble, participen­t à la “Soupe anti-traités de libre échange” organisée contre le CETA, en février 2017 à Grenoble

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