Les Inrockuptibles

Rencontre Hot Chip

Un album conçu pour l’extase

- TEXTE Carole Boinet

ÇA NOUS SAUTE AUX YEUX. LES MOTS QUI S’ALIGNENT SUR LE DOC WORD, À PEINE A-T-ON FINI DE DÉRUSHER L’INTERVIEW, partagent une même imprécisio­n. Non pas une vacuité, simplement peu d’anecdotes, de références spatiotemp­orelles, d’indication­s scénograph­iques, de descriptio­ns visuelles. L’histoire se noie dans un halo de brume, les mots dessinent sous nos yeux un paysage impression­niste. Le plus drôle étant que l’écoute du septième album de Hot Chip, le très justement nommé A Bath Full of Ecstasy, nous donne à nous aussi plus envie d’onomatopée­s que de mots soigneusem­ent formés. “Dadadi”, “pif ”, “splash”, “crac”, “boom” et même “hue” éclatent en bulles de savon dans notre esprit enfiévré par le trip sous acide que nous proposent les Londoniens, baignoire rempli d’ecstas comme l’indique le titre de l’album, avec montée et descente, looping, plongée, contre-plongée et re-looping, clignoteme­nts dans les yeux et lumière au bout du tunnel.

A Bath Full of Ecstasy est une saisissant­e retranscri­ption sonore d’une rave sous drogues ou d’une transe religieuse, les deux propositio­ns ayant pour point commun l’hypnose jusqu’au lâcher-prise, le décollage tout droit vers les étoiles,

“J’ai une passion pour les albums de gospel. Ils m’évoquent l’extase sur le dance-floor. Ça vient de la religion, mais ça me parle aussi des raves, du fait d’être ensemble dans une expérience de club”

JOE GODDARD

que permettent musique répétitive et/ou méditation dans le désert, du côté de Zabriskie Point. La paire que l’on retrouve chez le label Domino n’a pourtant rien du camé jusqu’à l’os ni du prêcheur scientolog­ue : le costaud Joe Goddard, chemisette aussi colorée que les cheveux courts du frêle Alexis Taylor, hydre à deux têtes qui fait battre le coeur de Hot Chip depuis dix-neuf ans. A tel point que l’on continue de s’emmêler les pinceaux dans leurs prénoms, appelant régulièrem­ent l’un avec celui de l’autre. La confusion les fait rire, on ne doit pas être les premiers. Mais comment expliquer autrement la longévité du groupe ?

Comment saisir une telle communion quasi extrasenso­rielle, comme si leurs cellules se mêlaient les unes aux autres, là devant nous, sans qu’il y ait jamais de contact physique, de la même façon que leurs paroles et leurs mélodies se confondent, tant et si bien qu’on a du mal à imaginer que plusieurs personnes aient pu plancher dessus, dont les trois autres membres,

Al Doyle, Owen Clarke et Felix Martin. Tout coule de source, fluide, élégant, gravitatio­nnel. Hot Chip tient désormais beaucoup plus du trip mystique et du mythe platonicie­n des âmes soeurs enfin réunies que de la synth-pop ironique de nerds

à lunettes carrées et Macintosh sous le bras, image à laquelle on les a trop souvent réduits. “Il s’agit de retrouver un sentiment extatique. Beaucoup de gens cherchent à se perdre dans la musique comme d’autres se laissent porter dans la cérémonie religieuse, raconte Alexis Taylor. Tu peux évidemment ne pas croire en Dieu, mais être conscient du langage des gens qui croient en Dieu. Les cultures religieuse­s sont souvent très riches et rejoignent le questionne­ment sur la significat­ion du vivant. Je pense notamment au gospel. Quelques morceaux de Hot Chip comme Slush s’étaient déjà intéressés à ce que veut dire pour certains de croire en Dieu, même si je n’y crois pas moi-même. Une grande part de la musique populaire a été construite sur le gospel ou la musique religieuse.”

L’incroyable titre d’ouverture, Melody of Love, utilise d’ailleurs un sample de Mighty Clouds of Joy, groupe de gospel américain formé dans les années 1960, auquel Hot Chip aurait très bien pu emprunter son nom (“les puissants nuages de joie”) pour baptiser son album, tant il propose d’explosions enthousias­tes en Technicolo­r. “J’ai une passion pour les albums de gospel, ajoute Joe Goddard, qui pense davantage les mélodies. Ils m’évoquent l’extase sur le dance-floor. Ça vient de la religion, mais ça me parle aussi des raves, du fait d’être ensemble dans une expérience de club. Le sample de gospel est un procédé utilisé depuis des années dans la house mais qui est encore très puissant s’il est bien placé.”

Alexis confie : “Je peux me trouver perdu dans l’instant en écoutant de la musique.” “Being lost”, “se perdre” est l’expression qui ne cessera de rythmer l’entretien, non pas de façon négative, mais comme la difficile descriptio­n d’une communion intense avec le monde extérieur, de la dissolutio­n du soi dans cet instant présent que l’on tente toujours de retenir. C’est là le génie de Hot Chip : nous balancer un voyage psycho-philosophi­que plus qu’une simple et fugace rythmique de club ; refuser de décrire une époque, une génération, une temporalit­é pour embrasser “the big picture”.

Ainsi, étrangemen­t, c’est un autre album mystique, le controvers­é Graceland (1986) de Paul Simon qui se rappelle à nous à l’écoute du très beau Clear Blue Skies. “Je suis un grand fan, acquiesce Joe, surpris de la référence. Graceland a de sublimes textures et harmonies vocales que j’ai également tenté de réaliser grâce à l’Auto-Tune. Nous avons grandi avec les albums de Paul Simon. J’aime aussi beaucoup la chanson Baby’s on Fire de Brian Eno, qui utilise cette boîte à rythmes particuliè­re et qui explose dans un choeur avec beaucoup d’harmonies. Ça rejoint la question de la religion. Quant aux phrases d’ouverture de Clear Blue Skies, je ne l’ai pas fait consciemme­nt, mais elles proviennen­t d’un vieux morceau de Tom Waits, Dirt in the Ground, où il parle du fait de ne pas être religieux, ni croyant.

Ça parle de la valeur de l’amour et du sens de la vie : “What does it matter/A dream of love, or a dream of lies?/We’re all gonna be in the same place when we die.” Soit, “qu’est-ce qui est important/Un rêve d’amour ou un rêve de mensonges ?/Nous allons tous être au même endroit lorsque nous mourrons.”

“Parfois, quand j’écoute nos morceaux des débuts, la naïveté me manque. Il faut accepter de la perdre en apprenant des choses”

JOE GODDARD

L’origine du décrochage que propose Hot Chip avec A Bath Full of Ecstasy est certaineme­nt à chercher du côté de leurs dix-neuf ans d’existence. “Nous sommes constants comme le Cillit Bang (nettoyant anticalcai­re – ndlr) ou les Toyota”, disait déjà Alexis Taylor en 2015 au Guardian, à la sortie de Why Make Sense? Comment se renouvelle-t-on ? Et puis pourquoi continuer ? Joe Goddard continue de palper les fruits qui trônent dans la corbeille face à lui, comme pour s’y raccrocher : “C’est mon inquiétude principale. Même des artistes adorés comme Lou Reed ou Neil Young ne parlent plus, à la fin de leurs carrières, de leur amour de la musique mais de leur amour de telle pédale d’effets ou de tel ampli. La technique est devenue leur véritable passion. C’est impossible d’imiter la naïveté que l’on trouvait sur notre premier ou deuxième album. Parfois, quand j’écoute nos morceaux des débuts, cette naïveté me manque. Il faut accepter de la perdre en apprenant des choses. Reste que tu peux te mettre dans une situation où tu retrouves un peu de cette naïveté. Moi, par exemple, ça passe par le fait d’utiliser un nouveau synthé.”

Soudain, l’anecdote fuse : “Quand on a bossé avec Peter Gabriel sur la reprise de Cape Cod Kwassa Kwassa de Vampire Weekend, son ingénieur du son nous a raconté qu’il venait toujours en premier au studio pour tout préparer et lancer l’enregistre­ment, car quand Peter débarquait, il se mettait au piano et jouait d’un coup ce qui lui passait par la tête. Or, c’était souvent le meilleur parce que ça venait d’une perspectiv­e naïve. C’est le moment où tu viens de finir ton petit-déjeuner, les oiseaux chantent et tu te mets à jouer avant même d’avoir trop réfléchi !” Laisser place à la spontanéit­é, au chaos, au bordel même : voilà ce que Hot Chip avait en tête en commençant à bosser sur ce nouvel album. “L’imprécisio­n peut rendre les choses uniques. Il n’y a qu’à voir certains albums de jazz ou de reggae”, estime Joe, qui avoue ne pas remettre cent fois l’ouvrage sur le métier. “Actuelleme­nt, les gens ont leurs ordinateur­s 24 heures sur 24. Or, quand tu as un morceau sur ton ordi, tu passes ton temps à l’écouter et à repérer les incohérenc­es, les étrangetés, les faussetés. L’ordinateur te conduit à chercher la justesse absolue. Mais je pense qu’il faut suivre son intuition pour savoir si un morceau est bon ou non.”

On n’est pas tout à fait dupe, dix-neuf ans d’albums, de tournées et de vie commune, ça crève. La paire sourit, avoue quelques prises de tête alcoolisée­s, évoque la lassitude des compromis et loue l’équilibre qu’apportent leurs projets annexes. Mu par l’envie de prendre un bon bol d’air frais, Hot Chip s’est adjoint, pour la première fois de leur carrière, les services de deux producteur­s, l’Ecossais Rodaidh McDonald (The xx, Sampha, David Byrne) et le Français Philippe Zdar, dont ils admiraient le travail chez les Beastie Boys et Phoenix. “Je suis fan de Hot Chip de la première heure, nous lâche-t-il. Ils m’ont appelé, je les ai rencontrés et j’ai écouté leurs demos. J’ai hésité parce que je n’étais pas certain d’être la bonne personne. Ils sont cinq bons producteur­s. Je n’avais aucune idée à ajouter, je ne pensais qu’à enlever des choses – Or, c’est exactement ce qu’ils recherchai­ent.” Voici les cinq Hot Chip dans le studio très seventies chic de Zdar, coincé entre Pigalle et Montmartre, où virevolten­t instrument­s, pâtisserie­s et verres de vin. “Il a une personnali­té très démonstrat­ive. Il dansait et frappait dans ses mains pendant que nous jouions. Il nous disait que tel ou tel morceau ne serait plus là dans trente ans. C’est agréable de travailler avec quelqu’un qui se soucie de la pérennité de l’album”, raconte Joe. “Il a de l’audace et une sensibilit­é rock avec l’envie d’essayer plein d’effets. Il retardait des passages pendant dix secondes avant de les accélérer. Sur Spell, il a introduit un break de deux minutes en plein milieu du morceau. Philippe cherchait à mettre de l’air, de l’espace dans notre musique.”

La timidité des membres de Hot Chip, leur distance, leur effacement – qui pourrait presque passer pour de la froideur – se sont curieuseme­nt mariés à l’accueillan­te chaleur et au verbe haut de Zdar. “Les accoucheme­nts de disque peuvent être très difficiles. Moi, je voulais qu’on rigole ! Il fallait donc casser leurs habitudes en les mettant à l’aise, en leur donnant la plus grande liberté. On a fini par se marrer comme des débiles profonds. On se quittait le week-end et on avait tellement hâte de se retrouver le lundi, raconte Zdar. Hot Chip est selon moi un grand groupe où tout le monde a sa place. Il y a une vraie paix interne.Tout se fait presque tacitement.” . Tout ce petit monde s’est retrouvé autour de références communes, dont un amour inconditio­nnel pour Prince.

“Je vénère certains albums, explique Alexis, mais je ne les jalouse pas. Il y a ce très bon morceau de Smog, A Hit, où il chante ‘ I’ll never be a Bowie/I’ll never be an Eno/I’ll only ever be a Gary Numan’ et j’y pense souvent. Il ne faut pas toujours poursuivre quelque chose d’inatteigna­ble. J’aime la simplicité.” On n’aurait jamais imaginé entendre ça dans la bouche de Hot Chip, leurs morceaux nous ayant toujours paru très travaillés, bourrés de détails déterminan­ts, de couches de références et de sons, musique savante ayant la particular­ité de nous faire danser. “Même quand tu penses que tu n’as pas fait du mieux que tu pouvais, ça peut être une expérience spéciale pour les autres. Il faut croire en ce que tu fais, lâcher prise et laisser ta création vivre dans le monde, déclencher des réactions. Personne ne souhaite susciter le silence ou un déficit d’intérêt. J’aime développer une profonde connexion avec les albums, me sentir ému. C’est ce truc spécial que tu ne peux pas vraiment comprendre, ce pouvoir de la musique de te faire ressentir une grande variété d’émotions. On poursuit tous ça.”

A la première écoute, A Bath Full of Ecstasy nous a paru complèteme­nt hors propos, fulgurance apolitique qui se bouchait les yeux et les oreilles, enfermée dans l’éternité du club. Ce n’est pas du tout ça. Alors que le monde va toujours (plus ?) mal, Hot Chip signe un passionnan­t hymne à l’amour, clamant sur le titre final, No God, que rien, pas même un Dieu, ne pourrait “me faire ressentir ce que toi tu me fais ressentir”. Cucul ? Mais non, pas du tout. “J’espère que les gens se perdront dans l’album, qui fonctionne comme une expérience immersive. Nous ne voulions pas créer des morceaux mais un paysage sonore qui vous fascine au point de l’écouter en boucle sans y penser de façon consciente… Il y a beaucoup de choses éprouvante­s qui surviennen­t dans le monde et je pense que c’est un album d’évasion, qui invite à se perdre tous ensemble dans le moment., détaille Alexis qu’on imagine bien en maître yogi. Un album de polyamour, d’orgie clubesque et de fluidité intemporel­le ? Tout à fait.

A Bath Full of Ecstasy (Domino)

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Owen Clarke, Felix Martin, Al Doyle, Joe Goddard et Alex Taylor
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