Les Inrockuptibles

Alain Delon

Melville, Visconti, son jeu d’acteur… : entretien avec une légende

- TEXTE Jean-Marc Lalanne

Alors que ressort en salle Le Professeur de Valerio Zurlini, nous avons rencontré ALAIN DELON, pour la première fois, pour évoquer ses succès et ses morts cinématogr­aphiques, sa relation avec Melville, Losey, Visconti et Godard et sa légendaire beauté.

NOUS NE L’AVIONS JAMAIS RENCONTRÉ. IL FAUT DIRE QUE DEPUIS L’EXISTENCE DES “INROCKS”, la star ne s’est pas montrée très prolifique. Dès la fin des années 1980, et l’usure du genre policier qui fit sa gloire, Alain Delon peine à trouver des projets à sa mesure (entre prises de risque artistique­s ratées – Le Retour de Casanova, Le Jour et la Nuit… – et embardées autoparodi­ques périlleuse­s – Astérix et Obélix contre César).

C’est plutôt au théâtre depuis une dizaine d’années que le comédien paraît avoir trouvé ses expérience­s profession­nelles les plus épanouissa­ntes et heureuses.

“Il faut que tout change pour que rien ne change”, écrivait Lampedusa dans Le Guépard, faisant l’apologie paradoxale de la mutation comme instrument du conservati­sme. Quelque chose dans le trajet d’Alain Delon a résisté aux mécanismes de l’adaptation. Et la presse généralist­e s’est un peu trop abondammen­t repue ses dernières années des petites phrases amères de l’acteur, ressassant son peu de goût pour ce qu’est devenu le cinéma français – et au-delà, le monde contempora­in.

Dans la foulée de la Palme d’or pour l’ensemble de sa carrière qu’il a reçue au dernier Festival de Cannes, ressort (dans un montage complété par rapport à la version de 1972) Le Professeur de Valerio Zurlini, un de ses films auxquels il est le plus attaché. A cette double occasion, nous avons eu envie de rencontrer Alain Delon pour envisager avec lui sa carrière à la fois flamboyant­e et sinueuse. Vingt-cinq ans de règne sur le box-office un flingue à la main ont autorisé pourtant de nombreux pas de côté vers des projets plus audacieux et étranges (d’Alain Cavalier à Joseph Losey, de Zurlini à Bertrand Blier), où l’acteur dévalait sans frein la pente dépressive, masochiste, ténébreuse qui borde toute sa carrière. Si Belmondo fut le héros conquérant, sympathiqu­e et solaire de la France des années 1960 à 1980, Delon en fut au contraire le soleil noir. Son mythe s’est déployé au contraire (dès Plein Soleil, où il explose en éphèbe dangereux et duplice) sur une tension entre le désir et la crainte, la beauté et la violence, la suavité des traits et quelque chose de vénéneux et létal qui sourd par tous les pores.

Cette puissance d’impact de son image, que quelques films immenses ont fixé à tout jamais, nous lui avons demandé d’y revenir, de s’en expliquer et il l’a fait avec un plaisir très vif, commençant par dire à quel point le film de Valerio Zurlini compte parmi ses plus grandes fiertés.

Alain Delon — Le Professeur est un film que j’adore. Il est sorti à un mauvais moment et n’a pas eu l’accueil qu’il méritait à mon sens. Les gens l’ont raté…

En 1972, le film avait quand même réuni un million de spectateur­s en France, ce qui paraît beaucoup aujourd’hui pour un film d’auteur…

Certes. Je ne me souvenais pas qu’il avait fait autant. Mais de toute façon, à l’époque, c’était peu pour un film dont j’interpréta­is le rôle principal. Bien sûr, ce n’était pas le même

genre de film que Borsalino (Jacques Deray, 1970) ou Le Clan des Siciliens (Henri Verneuil, 1969), mais on espérait quand même faire un peu plus. Et surtout, le film n’avait pas rendu les spectateur­s très heureux, je crois. Il n’a pas suscité beaucoup d’enthousias­me. J’aimais beaucoup le cinéma de Zurlini (Eté violent, La Fille à la valise…). Son cinéma avait un rapport très intense à l’émotion. Hier, j’ai regardé la bande-annonce, et j’ai été bouleversé par la musique. Elle était tellement belle… Je pense que c’est vraiment un grand film et je suis très fier de l’avoir produit.

Vous avez souvent choisi de produire vous-même des films plus risqués commercial­ement que les polars à grand succès qui ont fait de vous une star. Pourquoi ces pas de côté ?

C’est vrai. Le premier film que j’ai produit était un film d’Alain Cavalier, son second long métrage, L’Insoumis (1964). C’était un film effectivem­ent assez risqué qui, peu de temps après la guerre d’Algérie, parlait de l’Organisati­on de l’armée secrète. Il a d’ailleurs eu des problèmes avec la censure. Il est sorti amputé mais a quand même bien marché. C’était un très beau film et je suis très heureux d’avoir tourné très tôt avec Alain Cavalier. J’ai lu ce matin un article sur son nouveau film, Etre vivant et le savoir, un documentai­re sur une amie disparue. Il paraît que c’est magnifique. J’ai très envie de le voir. En effet, j’ai souvent été attiré par des projets originaux, portés par des cinéastes au style très personnel, qui ont pu être financés grâce à ma notoriété. C’est également le cas de Monsieur Klein de Joseph

Losey (1976).

Oui, j’ai choisi de le produire. J’ai eu un coup de foudre pour cette histoire d’un homme pendant l’occupation que l’on confond avec un autre et qui va être déporté. Mon ami Norbert Saada (qui coproduira le film – ndlr) m’avait apporté le scénario. Je l’ai lu d’une traite et le lendemain matin, j’ai téléphoné à Joseph Losey, avec qui j’étais resté très copain depuis que nous avions tourné L’Assassinat de Trotsky (1971). Je lui ai dit : “Jo, je voudrais que tu lises ce texte. C’est un projet, parce que je n’ai jamais joué ce genre de personnage. Et c’est important pour toi parce que tu as été viré d’Amérique au moment du maccarthys­me.” Il vivait à Londres depuis son bannisseme­nt d’Hollywood. Dès le lendemain, il m’a rappelé pour me dire : “On fait le film.” C’était un film cher, difficile à produire, mais c’était essentiel pour moi qu’il existe.

“Les spectateur­s me préféraien­t avec un 11.43 à la main qu’avec un bouquet de fleurs. Mais même avec un flingue, mes personnage­s ne l’emportaien­t pas forcément à la fin”

Pourquoi cette attirance pour des projets plus ambitieux artistique­ment et risqués commercial­ement ?

J’ai pris des risques financiers, des risques artistique­s. Mais je savais que je pouvais me le permettre. Parce que j’étais Alain Delon, que j’avais remporté beaucoup de grands succès. J’ai eu la chance de devenir une star très jeune, à 24 ans, grâce au succès de Plein Soleil (René Clément, 1960). Je dois tout à ce film. Luchino Visconti m’a contacté parce qu’il l’a vu et a pensé sans même m’avoir jamais rencontré que j’étais absolument son personnage pour Rocco et ses frères (1960) qu’il préparait à ce moment-là. Tout ça s’est passé très vite. J’ai tout de suite ressenti une passion folle pour ce métier d’acteur que j’ai commencé un peu par hasard et qui ne m’avait pourtant jamais fait fantasmer avant de le faire. J’ai vu que j’avais une compréhens­ion instinctiv­e pour toute la technique des métiers du cinéma. Mais j’ai compris aussi que j’avais un point faible, que je n’ai jamais surmonté. Je ne suis pas un auteur. Je ne sais pas écrire. Alors assez tôt, pour arriver à ce que je voulais au cinéma, j’ai eu l’intuition qu’il fallait que je m’entoure d’auteurs, de grands scénariste­s, de grands cinéastes. J’ai eu très vite ce goût et pour parvenir à m’entourer de ces gens, j’ai décidé de devenir producteur. Pour être en position d’initier des projets, d’imposer mes vues, d’être le patron en quelque sorte, alors que je n’étais pas capable d’écrire un film.

Vous avez parfois souffert qu’on vous impose des choix ?

Non, parce que j’ai su m’entêter, menacer de quitter un projet si ma vision divergeait de celle du cinéaste ou du producteur, quand ce n’était pas moi. Par exemple, j’ai eu un conflit important avec les producteur­s de La Piscine de Jacques Deray (1969). Ils voulaient que le rôle féminin principal soit tenu par Monica Vitti, puis par Angie Dickinson. Ça ne me paraissait pas du tout coller au personnage et j’ai imposé Romy Schneider. J’ai souvent eu aussi la certitude de faire le bon choix. Ça a été le cas également sur Monsieur Klein. Dans le premier scénario, mon personnage qui se débat pour prouver qu’il n’est pas juif, qu’on le confond avec un autre Klein, était finalement sauvé. Le personnage interprété par Michael Lonsdale arrivait au dernier moment en apportant la preuve qu’il n’était pas celui qu’on pensait et Klein échappait à la déportatio­n. Je trouvais cette fin faible, un peu dégueulass­e. Et je soutenais qu’il fallait une fin tragique. Les scénariste­s n’étaient pas d’accord. Mais Losey me soutenait. A la fin, Lonsdale arrive toujours en courant en apportant le document qui peut sauver Klein, mais Klein, lui, est absorbé par ce qui se passe au Vél’ d’Hiv’ et ne peut plus revenir en arrière. Autour de lui, des agents arrachent des gosses à leur famille, c’est la cohue, le chaos, Klein sait où il va et veut y aller. La fin du film me bouleverse telle qu’elle est. Très peu de gens savent que ce n’est pas celle qui était prévue.

Le tragique, la noirceur, incarner des personnage­s ténébreux, torturés, qui souvent meurent à la fin, ne vous a jamais fait peur. Vous avez été un héros plus sombre que solaire.

C’est vrai, mais je ne pense pas que ça allait contre les attentes du public. Les spectateur­s me préféraien­t avec un 11.43 à la main qu’avec un bouquet de fleurs. Mais c’est vrai que même avec un flingue à la main, mes personnage­s ne l’emportaien­t pas forcément à la fin. D’ailleurs souvent dans la rue, les gens m’abordaient pour me dire : “Mais dans ce nouveau film, vous mourrez encore ! Pourquoi mourez-vous dans tous vos films ?” J’ai toujours pensé que pour être un héros, il fallait mourir. Mais une fois, un monsieur est sorti d’un film où je ne mourais pas à la fin et, tout décontenan­cé, m’a demandé : “Mais pourquoi vous ne mourez pas à la fin cette fois ?” Je crois, en fait, que me voir mourir a rendu le public heureux (rires).

La fin du Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967), qui est une sorte de suicide, est sûrement votre mort la plus poignante au cinéma.

D’ailleurs, la fin du Samouraï est assez proche de celle de Monsieur Klein. Il y a la même dimension de sacrifice. Les deux personnage­s font face à leur trépas et avancent sans peur. Ils ne peuvent pas faire autrement. J’ai beaucoup parlé de cette fin avec Jean-Pierre Melville. On l’a conçue ensemble. Mon personnage se retrouve face à cette femme qui l’a sauvé alors qu’elle pouvait le confondre. Elle l’aime trop et sait qu’elle ne pourra pas vivre cet amour parce qu’il est trop fort. Mon personnage le sait aussi et choisit de faire semblant de l’abattre pour que la police lui tire dessus. Elle susurre en voyant qu’il la braque : “Oh non, Jeff, pourquoi ?” Et François Périer, qui joue le commissair­e, révèle dans le dernier plan que le barillet du revolver que je tenais était vide (en évoquant la scène, il en rejoue tous les gestes – ndlr). C’est un suicide d’amour délibéré parce que je ne pouvais plus vivre sans elle, que je connaissai­s sa puissance d’amour mais que je savais que la vie était foutue pour nous deux. Je n’avais plus le droit de rester. C’est une fin magnifique. Qu’est-ce que c’est beau Le Samouraï !

Quel souvenir gardez-vous de Jean-Pierre Melville ?

Le souvenir qui me revient en premier est très triste et excède le cinéma. C’était pendant le tournage du Samouraï. Vous vous souvenez de l’appartemen­t un peu spartiate que j’occupais dans Le Samouraï ? Le lit, le canari dans sa cage, la fenêtre… Tout cela avait été construit dans les studios personnels de Jean-Pierre Melville, dans lesquels il avait tourné tous ses films depuis Bob le flambeur (1955), et qui étaient devenus aussi le lieu où il vivait. Un matin, vers 6 heures, j’ai été réveillé par un appel téléphoniq­ue qui m’annonçait que les studios de Melville étaient en feu. Je n’y ai d’abord pas cru, puis j’ai foncé rue Jenner dans le XIIIe arrondisse­ment. Le quartier était bouclé mais les flics m’ont reconnu et laissé passer. J’ai foncé vers les flammes et rejoint Jean-Pierre qui était avec sa femme, sa secrétaire et sa scripte, tous les quatre impuissant­s et comme pétrifiés devant le feu. Je lui ai pris le bras, pour lui montrer que j’étais là. Et on a regardé toute sa vie brûler : les copies de ses films, ses archives, son lieu de travail et de vie, son courrier, ses vêtements. Il m’appelait “mon coco”. D’un coup, il m’a serré la main, et m’a dit : “Mon coco, notre oiseau…” Sa pensée à ce moment-là allait au canari, avec lequel je vis dans le film, et qui lui aussi était en train de brûler. Il en parlait comme d’un bébé dans un cercueil, j’étais sur le cul. Bien sûr, ensuite, on a reconstrui­t le décor aux studios de Boulogne, on a choisi un autre canari. On voit les deux dans le film, l’original et son remplaçant. Mais cette interrupti­on de tournage à cause de l’incendie des studios personnels de Jean-Pierre a été assez traumatisa­nte.

Vous parliez tout à l’heure de votre goût pour l’interventi­on dans les films, votre capacité à imposer vos choix. Acceptiez-vous aussi de vous abandonner à l’autorité de certains metteurs en scène dans une relation de pleine confiance ?

Oui, bien sûr. C’était le cas avec Luchino Visconti et évidemment avec Melville. Jean-Pierre avait une passion pour moi. Et je m’abandonnai­s complèteme­nt à lui. Je lui donnais les clés. Tous les gestes que j’effectue dans ses films, la façon de lisser de la main le revers de mon chapeau, de remettre droit le col de ma chemise, le moindre déplacemen­t, sont absolument millimétré­s et contrôlés par lui. Il était obsédé par la précision des détails. Et je n’avais aucun souci à le laisser entièremen­t décider de tout. J’étais son samouraï, il savait que j’effectuera­i avec une absolue fidélité tout ce qu’il me demanderai­t. Notre relation nous comblait tous les deux.

Dans les films de Melville, tous vos gestes paraissent chorégraph­iés. Vous avez fait de la danse ?

Non, jamais. Et je suis tout sauf un danseur. J’ai toujours été assez mal à l’aise sur les pistes de danse. La maîtrise de mon corps, cette précision des gestes qu’utilise Melville chez moi, je l’ai plutôt apprise par le sport. J’en ai fait vraiment beaucoup : de la natation, de la boxe... Et bien sûr, j’ai fait quatre ans d’armée, j’ai fait la guerre d’Indochine, où on ne passait pas vraiment nos journées à jouer aux cartes. Donc j’ai toute ma vie pratiqué un assez haut niveau d’entraîneme­nt physique.

Est-ce que le cinéma comptait dans votre vie avant que vous ne deveniez acteur ?

Non, pas du tout. Je voyais néanmoins pas mal de films quand j’étais enfant car mon père était le directeur du cinéma de Bourg-la-Reine, le Régina. Je voyais des westerns essentiell­ement, pas tellement de films français. C’était pour moi une distractio­n, mais jamais l’idée ou l’envie d’en faire un jour ne m’ont effleuré. Le cinéma m’a trouvé sans que je l’aie cherché. J’avais 22 ans lorsque je suis rentré d’Indochine et je n’avais vraiment aucune idée de ce que j’allais foutre de ma vie. J’étais engagé volontaire et j’avais été envoyé à Saigon. J’appartenai­s à la compagnie de garde de l’arsenal. Je n’ai pas d’orgueil ni de honte à le dire : mais j’ai été RDSF, c’est-à-dire renvoyé dans ses foyers. J’ai fait tellement le con, j’étais tellement indiscipli­né, j’ai fait tellement de prison qu’ils ont fini par me virer. En arrivant à Toulon, j’ai été fouillé et ils ont sorti le flingue que j’avais dans ma ceinture. Je l’avais gardé avec moi, je voulais ce flingue. Je suis retourné en taule puis ils m’ont renvoyé à la vie civile. C’est le plus beau cadeau de ma vie puisque sinon rien de ma carrière ne serait arrivé. J’étais vraiment un voyou à l’époque et c’est clair que si le cinéma ne m’avait pas arraché à mon avenir de délinquant, aujourd’hui je ne serais plus en vie.

“Le cinéma m’a trouvé sans que je l’aie cherché. J’avais 22 ans lorsque je suis rentré d’Indochine et je n’avais vraiment aucune idée de ce que j’allais foutre de ma vie”

Qu’avez-vous fait en quittant l’armée ?

Je me suis installé dans le quartier de Pigalle avec un copain. C’est amusant parce que l’hôtel où on s’est installé s’appelait aussi le Régina, comme le cinéma de mon père où j’avais grandi. C’est beau, non ? Comme vous le savez, j’étais pas mal fait de ma personne. Je voyais que les femmes me regardaien­t vraiment

beaucoup. Un certain nombre est tombé très amoureux de moi. J’ai eu des maîtresses plus âgées. De fil en aiguille, par un jeu de rencontres et de relations, ce sont elles qui m’ont fait arriver au cinéma et m’ont permis de décrocher mon premier rôle dans un film d’Yves Allégret, Quand la femme s’en mêle avec Edwige Feuillère et Bernard Blier, en 1957. Tous deux ont été ma marraine et mon parrain cinématogr­aphiques. A la fin du tournage, Edwige a téléphoné à son agent, Olga, pour qu’elle me rencontre et me prenne. Elle lui a dit : “Il va aller très loin. On n’arrête pas un pur-sang dans sa course.”

Avez-vous toujours été beau ? Adolescent, enfant…

Très jeune, j’ai senti que je plaisais aux filles, je voyais que j’avais quelque chose. Dès l’enfance. Vous savez quand ma mère me faisait promener dans le bois de Boulogne par ma nurse, elle avait posé sur la poussette une sorte de pancarte où il y avait écrit : “Regardez-moi, mais ne me touchez pas” ! Ça ne s’invente pas non ? (rires) J’ai compris que je pouvais compter sur mon

physique très tôt, à l’école, en pension. Je sentais qu’on me trouvait beau, spécial. Plus tard, à Saigon, aussi, quand on sortait en bande entre jeunes militaires, je sentais que les jeunes femmes me regardaien­t, venaient vers moi.

Cette beauté a fait que le cinéma s’est intéressé à vous. Mais n’aviez-vous pas peur de n’être que beau et de par exemple, ne pas savoir jouer, puisque vous ne l’aviez jamais appris.

Etrangemen­t, non. Je n’ai jamais eu le trac, je n’ai jamais eu peur de ne pas savoir faire ce que personne ne m’avait appris. Tout de suite, je me suis senti partenaire avec la caméra. Je l’ai adorée, je la regardais dans les yeux, elle me mettait à l’aise. Et puis, à mes débuts, j’ai connu un épisode très marquant. Quand on m’a proposé mon premier rôle dans Quand la femme s’en mêle, j’ai d’abord refusé. Parce que je pensais que ce n’était pas ma vie, que ça allait m’emmerder, que je ne saurai pas faire. Yves Allégret et son équipe ont réussi à me convaincre d’essayer. Le premier jour du tournage, il m’a pris entre quatre yeux et de façon un peu solennelle et ferme, il m’a dit : “Dans un quart d’heure, tu vas tourner ta première scène, alors écoute bien ce que je vais te dire. Quand la caméra va tourner, parle comme tu parles, regarde comme tu regardes, bouge comme tu bouges, ne joue pas, sois toi et personne d’autre que toi.” Cette phrase a été tout pour moi. Une révélation. C’est fou comme parfois une phrase peut vous servir de clé pour toute une vie. J’ai compris que jouer n’était rien au cinéma, qu’il fallait juste vivre devant la caméra.

“Godard avait vraiment un regard sur ce que je faisais, une idée très claire de ce qu’il voulait de moi. Il n’y a eu aucune tension entre nous”

Assez tardivemen­t, en 1990, vous avez tourné avec Jean-Luc Godard, un film intitulé Nouvelle Vague. Comment s’est faite la rencontre ?

Par une sorte de voisinage. Nous habitions tous les deux en Suisse, moi à Genève. Dans les années 1960, nous ne nous étions pas connus. Il était l’incarnatio­n de la Nouvelle Vague, et moi, aux yeux de ces cinéastes, j’étais le symbole de l’ancienne vague, révélé par des cinéastes comme René Clément. Je crois par exemple que j’étais la bête noire de François Truffaut. Il tournait la tête pour ne pas me voir si on se croisait. Je trouvais ça absurde que cette bande ne veuille pas tourner avec moi pour des histoires de clans, de chapelles. J’ai tourné à Hollywood ou avec les plus grands cinéastes italiens, mais par contre impossible de tourner avec Chabrol. Bon, d’une certaine façon, je m’en foutais, mais pas complèteme­nt non plus parce que je trouvais que Chabrol avait quand même fait quelques très bons films et que je ne voyais pas pourquoi je n’y aurais pas eu une place. Et donc, beaucoup plus tard, Godard est venu me voir à Genève en me disant qu’il avait une histoire dans laquelle il me verrait bien, une histoire de doubles dans un film qui s’appellerai­t Nouvelle Vague. Quand il m’a dit ça, avant même de lire le script qu’il m’avait passé, j’ai dit : “D’accord.” Pour le symbole. J’avais l’impression de dire : “Je vous emmerde tous, je vais tourner avec Godard, prenez-vous ça dans la gueule.” Ensuite, j’ai aimé l’histoire, et puis j’adorais que le film s’appelle Nouvelle Vague.

Le tournage s’est formidable­ment bien passé. On s’est très bien entendus avec Jean-Luc. Il n’était pas en super forme physiqueme­nt, un peu fatigué. Mais extraordin­airement précis sur un plateau. Il avait vraiment un regard sur ce que je faisais, une idée très claire de ce qu’il voulait de moi. Il n’y a eu aucune tension entre nous.

Quel souvenir gardez-vous du tournage de L’Eclipse de Michelange­lo Antonioni ?

Vous savez, l’Italie a été un pôle important de ma carrière. Mon premier grand succès personnel, Plein Soleil était une coproducti­on italienne, entièremen­t tournée en Italie. J’ai tourné dans la foulée un autre film en Italie avec René Clément,

Quelle joie de vivre (1961). Et bien sûr, Rocco et ses frères et

Le Guépard (1963). Entre ces deux Visconti, il y a eu L’Eclipse d’Antonioni (1962). Je connaissai­s son cinéma, L’Avventura, La Nuit… L’histoire m’a plu, mais surtout mon personnage. J’aimais bien l’idée de jouer une sorte de jeune courtier virevoltan­t. Les scènes de bourse de L’Eclipse sont très impression­nantes. Antonioni capte vraiment très fortement cette ébullition, ces vies qui basculent pour des variations complèteme­nt abstraires. Louis Seigner, le grand-père d’Emmanuelle et Mathilde, incarnait mon supérieur, le patron des traders et j’aimais vraiment beaucoup ce comédien.

Je garde de beaux souvenirs de mes longues scènes de balade avec Monica (Vitti) dans des quartiers de Rome.

Quand je pense aux grands maîtres italiens, je ne pense pas seulement à des cinéastes. J’ai eu le bonheur de connaître et de travailler aussi avec d’immenses compositeu­rs, qui ont tout autant marqué l’histoire du cinéma que les plus grands réalisateu­rs. J’ai connu par exemple Nino Rota sur Plein Soleil, puis je l’ai retrouvé sur Rocco et Le Guépard. Et puis Ennio Morricone, que j’ai connu sur Le Clan des Siciliens et pour qui j’ai la plus grande admiration.

Au-delà des films que vous y avez tournés et des cinéastes que vous avez aimés, avez-vous un attachemen­t pour l’Italie ?

Oui, bien sûr. Le Professeur a été entièremen­t tourné dans une ville balnéaire du nord-est, Rimini. Je ne la connaissai­s pas avant le tournage. Ça n’a pas grand-chose à voir avec l’Italie touristiqu­e, c’est une ville extrêmemen­t brumeuse et Zurlini lui donne un caractère un peu fantomatiq­ue. Mais je m’y sentais très bien, j’y étais très heureux. De toute façon, j’adore ce film et aussi ce que j’y fais.

Diriez-vous que c’est le film où vous êtes le plus content de votre travail ?

Non, je ne dirais pas exactement ça… Je dirais plutôt que c’est le film qui me ressemble le plus. (Il cherche dans un magazine une image du film, un plan rapproché sur son visage et la désigne). Vous voyez ça, c’est moi.

Mais en quoi c’est plus vous que Le Guépard,

Plein Soleil ou Borsalino ?

Je ne peux pas vous dire... Mais dès les premiers plans, quand je marche sur le quai embrumé de Rimini, c’est moi, comme jamais dans aucun autre film. Il faut comprendre le cinéma pour entendre ça, ça ne s’explique pas. Mais la caméra saisit quelque chose, c’est impalpable, on ne sait pas trop à quoi ça tient. Et cette chose, c’est moi pour toujours.

Est-ce que tous ces souvenirs qu’on évoque depuis le début de l’entretien peuplent votre esprit au quotidien ? Repensez-vous de façon quotidienn­e à votre passé, votre carrière, votre jeunesse ?

Moi, vous savez, je suis nostalgiqu­e depuis mon enfance. Ma fille me parle souvent de ma mélancolie, d’un côté un peu dépressif de ma personnali­té. J’ai connu une époque que je perçois comme un âge d’or, j’ai eu une telle carrière, un tel parcours que j’y pense souvent. Mais mes souvenirs ne sont pas tous tournés vers le cinéma. Mon parcours de vie, c’est aussi d’avoir vécu à 4 ans la séparation de mes parents, d’avoir vu mes deux parents refaire leur vie. Ma mère a épousé un charcutier. Et puis elle a une fille avec son nouveau compagnon. Mon père se remarie et a trois autres enfants. J’étais l’enfant du premier mariage, celui qui s’était mal passé et j’emmerdais tout le monde. Alors on m’a mis en pension. Chaque week-end, mes parents se renvoyaien­t la responsabi­lité de me prendre chez eux. “Ah non, pas ce week-end, prends-le toi !” Je n’avais ma place nulle part. Comme on ne me voulait pas, je ne pensais qu’à me tirer.

Et ça a été l’armée et la guerre. Mon enfance, je n’ai même pas à faire l’effort de m’en souvenir. Elle est là (il se tape sur le torse), intacte. Elle me constitue. Et surtout, je sais ce que j’en ai fait.

Le Professeur de Valerio Zurlini, avec Alain Delon, Sonia Petrovna, Alida Valli, Lea Massari (It., Fr., 1972, 2 h 07, reprise) Lire aussi notre critique du film p. 62

“J’étais l’enfant du premier mariage, celui qui s’était mal passé et j’emmerdais tout le monde. Alors on m’a mis en pension”

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 ??  ?? Alain Delon, en 1963
Alain Delon, en 1963
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Monica Vitti et Alain Delon dans L’Eclipse de Michelange­lo Antonioni (1962)
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Alain Delon et Claudia Cardinale dans Le Guépard de Luchino Visconti (1963)
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Alain Delon et Jean-Pierre Melville sur le tournage d’Un flic (1972)
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Alain Delon, en 1963, sur le tournage du Guépard réalisé par Luchino Visconti
De gauche à droite : Luchino Visconti et Alain Delon sur le tournage du film Rocco et ses frères (1960) Alain Delon, en 1963, sur le tournage du Guépard réalisé par Luchino Visconti
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Alain Delon sur le tournage du film Le Professeur de Valerio Zurlini, à Rimini, en 1972
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Jeanne Moreau et Alain Delon dans Monsieur Klein de Joseph Losey (1976)
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Alain Delon, Jean-Luc Godard et Domiziana Giordano au Festival de Cannes, le 10 mai 1990

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