Les Inrockuptibles

Rencontre Nicolas Winding Refn

Le cinéaste a tourné Too Old to Die Young, une série

- TEXTE Olivier Joyard

LES SPECTATEUR­S ET SPECTATRIC­ES CONTEMPORA­IN.E.S SE FROTTENT RÉGULIÈREM­ENT LES YEUX. Il y a encore vingt ans, tout était clair ou presque : le look comme la texture des séries et des films n’avaient rien à voir entre eux – ne serait-ce que parce que les premières étaient tournées en format carré –, et ces deux formes bien distinctes naissaient d’intentions artistique­s souvent radicaleme­nt différente­s. Chacun restait globalemen­t chez soi. Deux ans après l’explosion magnifique de Twin Peaks:The Return de David Lynch, l’ambition et le spectre de Too Old to Die Young confirment que la différence des écrans n’a plus vraiment lieu d’être aujourd’hui. Cette fluidité produit-elle pour autant systématiq­uement des chefs-d’oeuvre ? La réponse se trouve dans la question.

Alors que Nicolas Winding Refn s’incruste pour la première fois ailleurs qu’au cinéma – les dix épisodes sont mis en ligne sur Amazon Prime Video –, le Danois n’en a pas grand-chose à faire de respecter le mot “séries”. Cela donne une aventure visuelle et narrative étrange, qui lutte à chaque instant contre l’efficacité du récit habituelle­ment associée au genre, mais sans la poésie que Lynch, notamment, avait su y mettre. L’auteur de The Neon Demon signe ici un objet parfois passionnan­t mais aussi sec et pompeux, comme s’il voulait prouver que sa place n’est surtout pas chez les fabricants de fiction à la chaîne. Dont acte.

Ne pas être à sa place, c’est d’ailleurs peu ou prou ce que raconte de manière ultra-étirée Too Old to Die Young, dans les pas d’un flic californie­n (Miles Teller, réchappé mélancoliq­ue de

Whiplash) qui peu à peu s’immisce du côté obscur, gangs compris. Ce personnage tragique bascule dans un monde où les femmes sont tristement exploitées et les mecs, dévorés par leur masculinit­é surdimensi­onnée. L’argent dévore les âmes. Nous voyageons des paysages rougeoyant­s de Los Angeles jusqu’au Mexique, dans une atmosphère de nuit plus ou moins permanente, fort reconnaiss­able pour les fans du réalisateu­r.

Rencontré lors du dernier Festival de Cannes où les épisodes… quatre et cinq étaient présentés (sans qu’on en comprenne la logique, si ce n’est qu’une longue scène en voiture post- Drive a du être jugée digne de l’écran du Grand Théâtre Lumière), Nicolas Winding Refn s’explique sur les raisons qui l’ont poussé à créer treize heures de fiction d’un coup – chaque épisode dépassant allègremen­t les soixante minutes. “Le désir arrive avec les opportunit­és. Il faut toujours trouver de nouveaux espaces. Depuis longtemps, je me sentais restreint dans mes possibilit­és de faire des films. J’avais besoin d’un changement de perception. Le streaming est devenu la façon la plus actuelle dont nous percevons le divertisse­ment – je dis actuelle car j’ignore ce qui se passera dans dix ans. Je fais des films, j’aime beaucoup réaliser des publicités de temps en temps, ce sont comme des courts métrages pour moi. Cette fois, je me suis dit : pourquoi ne pas faire un long film ? Le seul lieu où cela est possible, c’est dans l’univers du streaming. Commercial­ement, il s’agit du seul lieu viable. Ce projet a été pour moi une expériment­ation.”

En quelques secondes de conversati­on, le point “long film” a donc été atteint. Cette expression, utilisée à foison par les créateurs et créatrices de séries contempora­ines (qu’ils et elles travaillen­t pour HBO, Netflix ou d’autres) afin de se donner du style, laisse les amateurs et amatrices de séries perplexes. Pire, elle les renvoie quelques années, voire quelques décennies en arrière, à une époque où l’objet de leur désir n’avait rien d’acceptable, les hiérarchie­s culturelle­s faisant du cinéma le supérieur naturel de la télévision. Utiliser le terme “long film” pour évoquer un bloc d’épisodes pourtant séparés par des génériques, cela relève de l’abus de langage, qui plus est orienté idéologiqu­ement.

“La télévision convention­nelle lutte pour sa survie et il me semble que ce médium disparaîtr­a en premier pour muter en quelque chose d’autre” NICOLAS WINDING REFN

Il suffit d’ailleurs de pousser Nicolas Winding Refn un peu plus loin pour qu’il développe sa pensée avec davantage de complexité, précisant où se situe pour lui l’intérêt du moment que nous traversons. “La première chose qui a été mise en danger avec l’arrivée du streaming, ce n’est pas le cinéma, mais la télévision. La télévision convention­nelle, partout dans le monde, se retrouve en difficulté. Elle lutte pour sa survie et il me semble que ce médium disparaîtr­a en premier pour muter en quelque chose d’autre. A mes yeux, le streaming correspond à un cadre différent, une infusion à la fois de la télévision, à cause de la taille de l’écran, et du cinéma, qui était autrefois tourné en celluloïd. Je pense que nous avons devant nous un médium nouveau.”

Si Too Old to Die Young devrait ravir les fans du cinéma de NWR, il est pourtant difficile d’y voir l’invention d’une forme nouvelle. En voulant changer de territoire en travaillan­t pour une plateforme de streaming, c’est comme si le réalisateu­r (qui répète à l’envi qu’il n’est pas là pour plaire : “Sinon, je ferais de la politique”) se recroquevi­llait sur son esthétique dark et parfois complaisan­te, sans chercher un autre souffle.

Une vision évidemment contredite par Miles Teller, puisque l’acteur de 32 ans semble avoir pris un plaisir (masochiste ?) assez fort à fréquenter le plateau du Danois. “D’abord, l’odyssée de ce personnage m’a intéressé, la magnitude de son engagement et de sa transforma­tion. Martin prend un chemin personnel : il se découvre lui-même pendant ces dix épisodes. Il sent qu’il a en lui des désirs avec lesquels il ne s’est pas encore connecté. J’ai aimé accompagne­r son éveil. Et puis, j’adore la façon dont Nic travaille, c’est toujours provocateu­r. On tourne une scène pendant un certain temps, et puis il nous dit : ‘Il y a un problème avec le décor’. Je me souviens qu’une fois, avec le chef-opérateur Darius Khondji, ils sont allés chercher une sorte de peinture murale que je trouvais à première vue assez cheap. Mais quand ils l’ont éclairée, c’est devenu évident qu’elle devait appartenir au plan. Ce plateau respirait constammen­t. De par mon expérience, je peux vous dire que c’est rare.”

Derrière ses lunettes noires, Winding Refn confirme avoir apporté autant de soin à cette série qu’à ses films. “Je ne réfléchis pas d’une autre manière selon la taille de l’écran. Par contre, la différence énorme avec le monde d’avant, c’est qu’il faut être capable de produire une image qui puisse être vue et aimée dans le plus grand cinéma du monde comme sur un écran de téléphone. Il n’y a plus de restrictio­ns, tout est possible. L’enjeu pour les personnes qui créent, c’est la mutation et notre façon de comprendre non pas ce qui est perdu, mais ce que nous gagnons, ce que nous offrent ces changement­s technologi­ques et culturels. Grâce à la révolution digitale, la compréhens­ion, l’appréciati­on et l’accessibil­ité de notre travail sont plus diverses. Avec Darius Khondji, nous adorons ce genre de défis. Nous nous sommes trouvés au départ parce qu’on aime nos iPhones et toutes leurs possibilit­és, on est de vrais geeks avec cet appareil. J’ai eu tous les portables imaginable­s depuis la création ! Sur le plateau, on se promenait avec en les utilisant pour trouver le cadre…”

En sortant de Too Old to Die Young, Miles Teller a enchaîné après deux petites semaines de break avec le tournage de Top Gun : Maverick (sortie prévue en 2020) en compagnie de Tom Cruise. Cet autre monde, celui des blockbuste­rs rutilants, lui semble pourtant parfaiteme­nt compatible avec la dureté des histoires racontées par NWR :

“Top Gun et Too Old to Die Young, je trouve que c’est une bonne doublette ! J’ai adoré faire les deux, même si Nic m’a poussé loin. C’était la première fois que j’interpréta­is un personnage dans un univers aussi stylisé. Après mes premières prises, il a commencé à me caresser le dos en me disant de respirer (rires) ! Mais je suis capable de passer d’un univers à un autre. Pendant mes études, je faisais à la fois du travail sur des scènes et du taï-chi. Je passais beaucoup de temps à étudier le mouvement du corps en plus du sens des personnage­s. Il y a toujours plusieurs dimensions dans le jeu. J’ai pris le chemin d’une découverte de moi-même à travers ce métier, et j’espère aller encore loin dans cette direction.”

Avant de repartir vers d’autres cieux, Nicolas Winding Refn livre quant à lui ce qu’il considère comme étant la clef de son approche esthétique sur ce projet – une idée peut-être plus passionnan­te que le résultat concret. “Il existe une approche convention­nelle de ce qu’un récit doit être, et ce n’est pas une mauvaise chose, nous l’utilisons tous. Mais en même temps, nous ne sommes pas obligés de l’utiliser de la même façon et dans l’ordre défini à l’avance. Ce qui m’a intéressé dans Too Old to Die Young (coécrit avec Ed Brubaker – ndlr) c’est l’ampleur et la longévité de l’histoire. Cela me fait un peu penser à la métaphore suivante : un hôtel où, dans chaque chambre, on saisirait l’image fixe d’un moment. On marcherait lentement à travers toutes les chambres, une par une. A quoi cela ressembler­ait-il à la fin ?”

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 ?? PHOTO Thomas Chéné pour Les Inrockupti­bles ??
PHOTO Thomas Chéné pour Les Inrockupti­bles
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Nicolas Winding Refn (page ci-contre) et Miles Teller, au Festival de Cannes
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Miles Teller dans Too Old to Die Young

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