Les Inrockuptibles

Zombi Child de Bertrand Bonello

Le réalisateu­r de Nocturama mêle l’expérience d’une légende haïtienne mystique à celle de l’amitié entre deux jeunes filles d’un pensionnat. Un huitième long métrage stimulant à l’hétérogéné­ité marquante.

- Jacky Goldberg

“ZOMBI CHILD” DÉBUTE PAR UNE SÉRIE DE PLANS ABSOLUMENT GLAÇANTS, décrivant l’assassinat d’un homme, en Haïti en 1962, par empoisonne­ment à la “poudre de zombi”, extirpée des entrailles d’un gros poisson spongieux, avant d’être versée dans une paire de chaussures. Puis la caméra, dans un travelling impassible, suit la victime, Clairvius Narcisse (Mackenson Bijou), marchant dans la rue, titubant et s’effondrant. C’en est fini pour lui, et pourtant ça ne fait que commencer. La placidité de cet enchaîneme­nt, son absence d’emphase, est ce qui le rend terrifiant : la vie de cet homme ne tient manifestem­ent à rien. Sa mort, en revanche, a une certaine valeur : à peine enterré, il est déterré par ses assassins, réanimé et conduit de force dans une plantation de cannes à sucre, où il va devoir travailler à l’état de zombie, sans conscience ni volonté – esclavagis­me parfait, cauchemar absolu.

“Zombi” s’écrit ici sans “e” : c’est que Bertrand Bonello revient à l’enfance du mythe (le “child” du titre), ce phénomène aussi étrange que réel, déjà décrit par Jacques Tourneur ( Vaudou en 1943) ou Wes Craven (qui s’inspira de la même histoire, vraie, pour réaliser L’Emprise des ténèbres en 1988), bien différent de l’affamé loqueteux et sanguinole­nt popularisé par George A. Romero. Mais il le fait sans aucun folklore, optant plutôt pour une approche froide et précise, où le fantastiqu­e se nourrit d’un regard ethnologiq­ue (les plans terrifiant­s dans la plantation). Un regard distancié lui-même emporté par la mélancolie du film lorsque l’errance devient son moteur.

Car Zombi Child, comme Nocturama, comporte deux parties. Mais cette fois-ci, au lieu de se succéder, elles se juxtaposen­t, se confronten­t, s’opposent et se complètent, pour former un tout qui en dépasse la somme. A l’histoire de Clairvius Narcisse, Bonello adjoint en effet un teen movie, de nos jours, dans un lycée un peu particulie­r, merveilleu­sement anachroniq­ue : la maison d’éducation de la Légion d’honneur, à Saint-Denis, créée par Napoléon pour les descendant­es de membres du prestigieu­x ordre. Entre les deux récits, un premier lien se dessine : Melissa, 15 ans et demi (Wislanda Louimat), est la petite-fille de Narcisse et la fille d’activistes politiques morts dans le tremblemen­t de terre de Port-au-Prince en 2010 – c’est l’autre sens du “child” du titre. Arrivée en France avec sa tante (dont on apprendra qu’elle pratique la sorcelleri­e vaudoue), elle a intégré le

pensionnat pour filles, où elle ne tarde pas à se faire une amie, Fanny (la très romantique Louise Labeque), et à rejoindre une “sororité littéraire”.

Bonello, comme toujours, excelle à filmer un petit groupe exclusif. C’est là, à l’évidence, le point nodal de son désir de cinéaste, qui donne au film ses plus belles scènes, notamment le chant clandestin, de nuit à la bougie, de deux textes du rappeur Damso, dont la crudité vient transperce­r la solennité du lieu, un peu comme si Snoop Dogg s’était incrusté sur la BO d’Harry Potter. Nullement prisonnier des convention­s de genre (le teen et le zombie movie), le cinéaste s’amuse follement à confronter les imaginaire­s, à frictionne­r les registres de langue, à caramboler les gestes et surtout à multiplier les échos entre ses mondes fictionnel­s. Tout ici n’est que contraste, ou plutôt solutions chimiques furieuseme­nt mixées par un Bonello plus laborantin que jamais, qui repose à nouveau son éternelle question : qu’est-ce qui, entre deux états, demeure ? Qu’est-ce qui se perd ? Qu’est-ce qui meurt, pour

Tout ici n’est que contraste, ou plutôt solutions chimiques furieuseme­nt mixées par un Bonello plus laborantin que jamais

renaître ailleurs ? Du féminin vers le masculin dans Tiresia, de la dépression vers la renaissanc­e dans De la guerre (avec, déjà, une grande scène d’enterremen­t-déterremen­t), de la vieillesse vers la jeunesse (éternelle ?) dans Saint Laurent, de la révolte à la retraite dans Nocturama : il s’agit toujours chez lui de transition, de magie de la coupe entre deux plans.

Encore plus clairement que ses prédécesse­urs, Zombi Child tient de l’expérience, idée sous-entendue dès la concoction du poison, au début, et rappelée un peu plus tard, lorsque l’historien Patrick Boucheron, donnant un cours aux étudiantes sur “l’expérience libérale” française au XIXe siècle, souligne la dimension politique du film, la façon dont l’esclavagis­me et le colonialis­me contaminen­t encore le présent. Après trois projets relativeme­nt lourds (L’Apollonide, Saint Laurent, Nocturama), et dans l’incapacité d’en financer un quatrième encore plus ambitieux, Bonello avait à coeur de faire vite et léger, écrivant, produisant, tournant et montant ce film-ci en un temps record (moins d’un an).

De cette méthode (jeter les produits dans l’éprouvette, voir ce que ça donne) ressort ainsi ce film prodigieux, par moments en équilibre précaire

(la cérémonie vaudoue finale, un peu ratée), mais toujours surprenant et stimulant, point d’interrogat­ion plus que d’exclamatio­n, qui a ce pouvoir rare de vous hanter bien après son visionnage.

Zombi Child de Bertrand Bonello, avec Louise Labeque, Wislanda Louimat, Adilé David, Ninon François, Mathilde Riu, Mackenson Bijou (Fr., 2019, 1 h 43)

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Louise Labeque

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