Les Inrockuptibles

Il faut que jeunesse se passe

Petite soeur de Skins, EUPHORIA filme les expérience­s chaotiques et les désirs de quelques adolescent­s qui n’en sont déjà plus. Une approche frontale et impression­nante qui joue avec nos angoisses.

- Olivier Joyard

EN VINGT-CINQ ANS DE RECHERCHE DE NOUVEAUTÉ, la grande HBO n’avait jamais mis les pieds dans le monde des séries adolescent­es, comme si la pertinence du genre lui avait échappé, trop occupée qu’elle était à produire de grands drames adultes destinés à changer la face de la télé. L’arrivée de Netflix et le besoin attenant de séduire de nouveaux publics auront eu raison de ce cap désormais old school. Produite par Drake, Euphoria vient combler un vide, et on ne peut pas dire qu’elle fasse les choses à moitié.

Cette série est l’adaptation (une fois de plus) d’un format israélien inconnu sous nos latitudes. Sam Levinson – fils du réalisateu­r de Rain Man, Barry Levinson – s’est attelé à la tâche, pour raconter l’histoire éclatée et féroce de quelques 15-18 ans d’aujourd’hui en Amérique, bercé.e.s de drogues, de musique trop forte, d’applis chronophag­es et de sexe brutal. Vu comme ça, le tableau semble à la fois angoissant et réaliste, à la hauteur des existences teen accélérées des années 2010 finissante­s. Mais quelque chose se trame de plus singulier : les personnage­s d’Euphoria ont déjà eu le temps de sentir le goût amer du trauma. Nous les rencontron­s déphasés (eh oui, c’est l’âge des bouleverse­ments hormonaux) mais déjà formés. Alors que le genre montre en général des premières fois, l’adolescenc­e n’est pas constituée ici uniquement de rites de passage et de découverte­s. Toutes et tous portent un vécu, un passé lourd. Ils sont parfois plus vieux que nous.

On croise d’abord une dénommée Rue (la star Disney Zendaya, en pleine montée de sève), ex-accro à la drogue assistant à des réunions d’addicts où tout le monde a dix ans de plus qu’elle. Elle se lie d’amitié avec une petite nouvelle du lycée, Jules (Hunter Schafer), une fille trans dont la première apparition dans la série est un rendez-vous avec un notable local dans un motel. A son père qui lui demande un peu plus tard pourquoi elle

reste bloquée sur son smartphone, elle répond l’air rieur : “Je ne crois pas avoir encore de l’attention disponible pour la vraie vie.” Le reste se déploie à l’avenant, de scarificat­ions en gobage de pilules, de dick pics en exhibition­s face cam. Maltraitée à cause de son poids, Kat (géniale Barbie Ferreira) va ainsi se découvrir un pouvoir de séduction hors du commun. Chez les garçons, c’est à peine plus calme, avec les tourments effrayants du beau Nate (Jacob Elordi), un bellâtre à la masculinit­é si affirmée qu’elle pourrait cacher des désirs moins routiniers.

Euphoria avance avec une confiance impression­nante et une volonté de provoquer des réactions viscérales – on imagine les parents d’ados en PLS après quelques minutes. Elle pousse les situations, fait durer les conflits et s’accroche à des détails que d’autres rendraient elliptique­s. Cela s’appelle remuer le couteau dans la plaie. Ici, une ado qui tape à une porte pendant

Euphoria pousse les situations, fait durer les conflits et s’accroche à des détails que d’autres rendraient elliptique­s

plusieurs minutes pour avoir sa dose est aussi horripilan­te qu’une ado qui tape à la porte dans la vraie vie. Euphoria aime le chaos, ces moments où les limites sont repoussées, où les un.e.s et les autres ne se retiennent plus. Peu sont allées aussi loin qu’elle. Le souci ? Il faut attendre l’épisode 4 pour que la série trouve sa forme et ne cherche plus en priorité à attirer notre attention et/ou activer notre angoisse. Dans une fête foraine, le bouquet final d’un feu d’artifice sert de

métaphore évidente et puissante au bordel qui règne dans les têtes et dans les corps. Ce bordel devient enfin le nôtre.

Euphoria arrive dans une année riche en nouvelles séries teen. Moins savoureuse dans son jeu avec les codes que Sex Education, moins précise que l’extraordin­aire Pen15 sur les aventures physiques de l’adolescenc­e, elle se démarque par son envie d’embrasser en profondeur plusieurs spectres d’expérience­s (chaque personnage pourrait être le héros ou l’héroïne d’une série) et une multitude de désirs. Une fois passé les premiers épisodes, elle devrait trouver sa place. On lui souhaite un destin à la hauteur de la regrettée Skins, son modèle le plus évident, qui savait mêler une extrême douceur à une dureté fatale.

Euphoria de Sam Levinson, avec Zendaya, Maude Apatow, Jacob Elordi. Saison 1, sur OCS

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Hunter Schafer et Zendaya

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