Les Inrockuptibles

Alger, au coeur des rébellions

- Mathieu Dejean

De 1962 à 1974, ELAINE MOKHTEFI a travaillé comme journalist­e et traductric­e à Alger, la Mecque des révolution­naires de l’époque. Alors que le peuple algérien se soulève à nouveau, elle signe ses mémoires où l’on croise Fanon, les Black Panthers ou encore Leary. Rencontre à Paris.

EN JUILLET 1969, UN GÉANT VÊTU DE CUIR NOIR DE LA TÊTE AUX PIEDS et portant d’épaisses lunettes de soleil débarque à Alger. Eldridge Cleaver, le ministre de l’Informatio­n du

Black Panther Party (BPP), orateur charismati­que et auteur d’une autobiogra­phie qui l’a rendu célèbre

( Soul on Ice, 1968), vient d’atterrir clandestin­ement dans la Mecque des révolution­naires avec sa femme Kathleen. Après l’assassinat de Martin Luther King en 1968, Cleaver a participé à des affronteme­nts violents avec la police. Blessé par les forces de répression, le meneur de la campagne de libération de Huey P. Newton (cofondateu­r du BPP, considéré par le président Hoover comme “la plus grande menace pour la sécurité du pays”) est accusé de tentative de meurtre. En cavale, il trouve refuge à Alger la Blanche, devenue Alger la Rouge depuis l’indépendan­ce en 1962. Les autorités ignorent sa présence, et rares sont les personnes à parler anglais pour l’aider dans ses démarches.

Heureuseme­nt, il y a déjà une Américaine sur place. Elaine Mokhtefi, une militante anticoloni­aliste qui a aidé le Front de libération nationale (FLN) pendant la guerre et qui s’est mariée à un ancien membre de l’Armée de libération nationale (ALN), Mokhtar Mokhtefi, y réside depuis 1962. “J’étais une curiosité. Il n’y avait pas d’autre Américaine que moi. Evidemment, à l’époque, tout le monde pensait que les Américains à l’étranger représenta­ient la CIA. J’ai dû lutter contre ça, c’était le plus dur”, se souvient-elle lorsque nous la rencontron­s à Paris à l’occasion de la publicatio­n de ses mémoires, Alger, capitale de la révolution. C’est elle qui fait le lien entre la direction du FLN et les Black Panthers en exil. Slimane Hoffman, le commandant qui dirige la section du FLN chargé des mouvements de libération, lui donne immédiatem­ent son aval pour qu’une conférence de presse soit organisée. Cleaver y déclare de façon solennelle : “L’Amérique blanche nous enseigne que notre histoire commence sur les plantation­s, que nous n’avons pas d’autre passé. (...)

Les peuples opprimés ont besoin d’une unité fondée sur des principes révolution­naires plutôt que sur la couleur de peau. Notre but est de casser le système. Notre lutte est révolution­naire.”

A compter de cet instant, la vie d’Elaine Mokhtefi devient intimement liée à l’aventure des Panthers, qui fondent la section internatio­nale du parti à Alger. A l’instar de tous les mouvements de libération – de l’African National Congress de Nelson Mandela au Viêt-công –, celle-ci reçoit une mensualité du FLN pour subvenir à ses activités. “Les Panthères étaient vraiment pour une coalition de toutes les forces progressis­tes américaine­s en faveur d’une révolution générale. A l’époque, ça représenta­it quelque chose. Cleaver pensait qu’Alger était un refuge idéal à partir duquel il pourrait continuer à participer à la lutte, mais c’était très difficile”, décrit Elaine Mokhtefi, aujourd’hui âgée de 90 ans et aux

conviction­s intactes. La liste des rencontres faites par Elaine Mokhtefi ressemble au Who’s Who de l’intelligen­tsia révolution­naire des années 1960-70

– de Frantz Fanon à Michel Pablo (dirigeant de l’organisati­on trotskiste la Quatrième Internatio­nale) en passant par Simone de Beauvoir. Son livre déborde donc d’anecdotes tantôt drôles, tantôt bouleversa­ntes.

En 1973, elle accueille à l’aéroport d’Alger Timothy Leary, le “pape du LSD”, évadé de prison et exfiltré par le Weather Undergroun­d, une organisati­on antiracist­e blanche américaine qui prônait la lutte armée. Sa dépendance et son prosélytis­me en faveur des drogues dures ne sont pas sans causer quelques soucis diplomatiq­ues. “Il y a un petit film de son arrivée à Alger sur YouTube : il est accueilli à l’aéroport par Kathleen et Eldridge Cleaver, Don Cox (un autre leader des Black Panthers – ndlr) et moi”, nous rapporte l’auteure avec un sourire en coin. “C’est intéressan­t parce qu’on le voit marcher sur le tarmac et, à un moment il pose sa valise pour que quelqu’un d’autre la prenne. Ça, c’est bien lui !” Les Panthers seront contraints de le “séquestrer” : “Politiquem­ent, il n’était pas contre eux, mais il s’occupait surtout de lui-même et de ses admirateur­s – qui étaient nombreux. Même Eldridge, qui était fort physiqueme­nt et mentalemen­t, ne pouvait pas le contrôler.”

Durant les années de plomb, où la violence révolution­naire est un principe acté, Elaine Mokhtefi assiste au rapprochem­ent entre la Fraction armée rouge (FAR), plus connue sous le nom de bande à Baader, et les mouvements de libération tiers-mondistes. Elle révèle l’existence d’un projet de détourneme­nt aérien internatio­nal fomenté par des membres de la FAR, Eldridge Cleaver et des combattant­s palestinie­ns. “Ils allaient demander la libération de la bande à Baader et de certains prisonnier­s américains et palestinie­ns en échange de la libération des passagers. En fin de compte, Eldridge s’est retiré de ce projet, et ce piratage a eu lieu, mais cinq ans après, le 13 octobre 1977.”

Toujours engagée, l’auteure adresse quelques coups de griffes à l’“univers meurtrier” de Cleaver, ainsi qu’au “discours populiste” et au “système de parti unique” du FLN. Aujourd’hui, alors que le peuple algérien se soulève à nouveau, elle en est sûre : “L’Algérie vit sa deuxième révolution.” Elle retient cependant son souffle : “Combien de fois a-t-on cru que la révolution avait commencé ?”

Alger, capitale de la révolution. De Fanon aux Black Panthers (La Fabrique), 288 p., 15 €

A lire Entretien complet avec l’auteure sur lesinrocks.com

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Eldridge Cleaver et Elaine Mokhtefi au quartier général du Front de libération nationale à Alger, en 1969
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