Les Inrockuptibles

Bluesy Rider

Comme un chaînon manquant entre Bukowski et David Lynch, HARRY CREWS hurlait en 1972 que Le karaté est un état d’esprit. Mais surtout une littératur­e de combat où se démènent losers sublimes et fantômes du rêve américain.

- Gérard Lefort

HARRY CREWS, NÉ EN 1935 ET MORT EN 2012, DÉCLARAIT : “J’ai été saoul tous les jours pendant trente ans.” Avant d’ajouter :

“J’ai aussi écrit tous les jours, même si ce n’est que 15 minutes.”

Ecrire comme on se soûle, se soûler comme on écrit.

De ce cocktail est née une vingtaine de romans titubants dont, récit majeur, Une enfance (1978), où Crews décrit sa jeunesse dans une Géorgie de misère, entre une mère foutraque et un beau-père qui “aurait pu être un bon père s’il n’avait pas été un alcoolique brutal”. Après avoir zigzagué (jeune soldat pendant la guerre de Corée puis motard sur les routes d’Amérique pour vivre son Easy Rider à lui), Crews rencontre la littératur­e à la fin des années 1960, comme un poids lourd en percute un autre. “Je voulais exprimer le monstre qui est en moi.”

Le karaté est un état d’esprit, publié en 1971, remplit ce programme.

Le monstre est ici un monstre de solitude nommé John Kaimon, jeune clochard échoué sur une plage de Floride. “Un endroit de rien du tout où les lycéens venaient régulièrem­ent faire courir leurs buggies et peloter leurs copines gloussante­s au milieu des pins australien­s rabougris et tordus par le vent.” Au milieu de ce nulle part où rôdent aussi quelques pédés naturistes, John n’est pas grand

Harry Crews voit ce que personne n’a envie de regarder : les losers magnifique­s, les freaks défoncés à la poésie

chose. Un paumé sur qui tout est passé, y compris un viol collectif commis par une escouade de bikers néonazis, et qui tient plus que tout à la relique d’un T-shirt où l’on distingue un portrait de William Faulkner.

A la marge de cet hyperréali­sme de la déveine va surgir une cinglerie de haute littératur­e qui flirte avec les illuminati­ons d’un Bukowski et surtout les visions inquiétant­es d’un David Lynch. John est adopté par une petite communauté de karatékas allumés qui squattent un motel désaffecté où règne Gaye, ex-reine de beauté, adepte de

“la violence non violente”. Dialogue entre Gaye et John : “– Je n’attends rien de toi. Soit tu vois, soit tu ne vois pas. – Voir quoi ? – Voir ce qu’il y a à voir.”

Harry Crews à coup sûr voit ce que personne n’a envie de regarder : les âmes errantes, les losers magnifique­s, les freaks défoncés à la poésie. Le karaté n’est pas seulement un état d’esprit, il est surtout un doigt d’honneur enfoncé profond dans le trou du cul d’une Amérique qui hurle sa normalité. Autant dire un récit d’actualité.

Le karaté est un état d’esprit (Sonatine), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrick Raynal, 240 p., 20 €

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en 1993
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