Les Inrockuptibles

L’absurde est une arme

En six épisodes, la série Le Gouberneme­nt de LIV SCHULMAN redonne corps et voix à une quarantain­e d’artistes femmes, trans, lesbiennes et non binaires, et autant de participan­tes à l’aventure de la modernité.

- Ingrid Luquet-Gad

“ICI, TU ME VOIS, JE SUIS EN TRAIN DE PEINDRE DANS MON ATELIER PARISIEN. Là, je suis dans mon futur, je dirige une carrière universita­ire”, égrène nonchalamm­ent une jeune femme en faisant circuler des photograph­ies en noir et blanc. La scène se passe dans une salle de réunion décrépite, dans le ventre amianté de la tour Montparnas­se. Autour de la table, les protagonis­tes, toutes des jeunes femmes, s’adonnent au même exercice. Les photos circulent et chacune décrit sa vie, identifian­t épisodes, dates et anecdotes comme on le ferait pour n’importe quel album de famille. Sauf qu’ici, il est tout autant du passé que du futur, du moi enfant que du moi vieillissa­nt. Les temporalit­és, elles aussi, se mélangent. Unetelle est née à la fin du XIXe siècle, une autre au début du suivant, une tierce, encore, au creux des Années folles. Espagnole, italienne, française, chinoise, polonaise, américaine : la nationalit­é, elles ne la partagent pas non plus.

Mais voilà, ce qu’elles ont en commun, c’est d’être toutes là, autour d’une table. A se chamailler, à se couper la parole, à gesticuler. Surtout, elles sont toutes des artistes femmes, lesbiennes, trans ou non binaires, et autant de participan­tes de l’aventure des avant-gardes et de la modernité. Dans ce bureau dont on croirait sentir l’odeur de moquette poussiéreu­se, au beau milieu de Paris, elles se retrouvent. Sept voix pour sept actrices au bord de la crise de nerfs ; sept corps, à vrai dire des prête-corps, investis tour à tour par une quarantain­e de personnage­s revenus d’entre les morts. La scène est tirée de l’épisode quatre de la série Le Gouberneme­nt de Liv Schulman, qui en comporte six au total. On les visionne à la Villa Vassilieff, sise au pied de ladite tour, où l’ancien atelier de l’artiste Marie Vassilieff, aujourd’hui transformé en centre d’art, fut au début des années 1910 l’épicentre d’une vie artistique et intellectu­elle bouillante – une académie russe de peinture et de sculpture où se côtoyèrent Picasso, Matisse, Satie ou Soutine. De Marie Vassilieff pourtant, peintre et sculptrice d’origine russe, on se souvient peu. De María Blanchard encore moins, elle aussi partie intégrante du cercle du 54 avenue du Maine. Aux deux, Liv Schulman prête une voix, une interprète et un corps présent, bien que pas toujours le même, et ce au même titre qu’à une ribambelle de consoeurs, dont Carol Rama, Claude Cahun, Suzanne Malhberbe ou Germaine Richier.

Le résultat est merveilleu­sement absurde. Il est d’abord très drôle, par une écriture ciselée dont on attrape au vol les punchlines en parcourant l’exposition. Les films y voisinent, sur écrans suspendus ou en salle, dans un espace scénograph­ié cloisonné par des parois de vêtements (ceux qu’arborent les spectateur­s) et de sièges envahis de boudinesqu­es excroissan­ces.

Liv Schulman, on s’en rendait compte lors de la dernière édition du prix Fondation d’entreprise Ricard, en septembre, dont elle fut lauréate avec sa précédente série Control, réussit le tour de force de faire rire (et non ricaner) en parlant d’art, de philosophi­e et de psychanaly­se. La plupart de ces traits d’esprit, pourtant, ne sont pas décochés sans cible. Que la masculinit­é ne soit qu’une “performanc­e

dadaïste” (“bites en MDF, bites en polyurétha­ne, bites en carton recyclé”) et l’avant-garde “le cadeau souvenir d’une belle fête à laquelle on n’est pas invité”, le rire se fait le cheval de Troie de la revendicat­ion d’une relecture inclusive de l’histoire. A un sujet éminemment d’actualité (nous évoquions déjà dans ces pages les exposition­s à Paris de Rosemarie Castoro à la galerie Thaddaeus Ropac ; de Behjat Sadr à la galerie Balice Hertling ; et actuelleme­nt d’Anu Põder à La Galerie à Noisy-le-Sec), Liv Schulman apporte pourtant un traitement regardant tout autant vers le passé et la réparation que vers le présent et l’invention.

On connaît, chez les théoricien­nes féministes, l’importance de détricoter la chronologi­e, s’incarnant notamment chez Monique Wittig avec le concept d’“épopée”, désignant la circularit­é du mythe, ou plus récemment, chez Renate Lorenz, dans celui de “drag transtempo­rel”. On évoque moins, cependant, l’approche matérialis­te, également centrale au travail de ces deux auteures, consistant à la détacher de l’assignatio­n biologique (“femme”) pour la tirer vers une généalogie de la domination socialemen­t construite. Dans Le Gouberneme­nt, les différents épisodes condensent sept décennies en un même présent. De manière cryptique, une réplique issue d’un monologue logorrhéiq­ue en pointe l’idée : “La singularit­é n’a jamais existé, elle a simplement trouvé une forme imaginaire de règlement en plusieurs fois. Et la chose a avancé par-dessous comme un vibromasse­ur. Dans les plumeaux des femmes, la semelle de leurs chaussures et les instructio­ns de Tupperware vendus à domicile.” Pour le formuler plus prosaïquem­ent,

Liv Schulman regarde au-delà du storytelli­ng biographiq­ue souvent de mise lorsqu’on (re)découvre des artistes oublié.e.s de la modernité. Ce faisant, elle enjambe le pathos de la petite histoire et met directemen­t les pieds dans le plat, débusquant sous les trajectoir­es personnell­es les superstruc­tures économique­s, sociales et idéologiqu­es responsabl­es de l’exclusion, celles-là mêmes qui permettent de généralise­r et de synthétise­r autant de vies en quelques porte-parole ventriloqu­es en roue libre – et tentant de l’être tout court, libres.

Liv Schulman. Le Gouberneme­nt Jusqu’au 20 juillet, Villa Vassilieff, Paris XVe

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Extraits du film Le Gouberneme­nt de Liv Schulman, 2019
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