Les Inrockuptibles

“Gentlemen cambrioleu­rs”

- Propos recueillis par Vincent Brunner

Dix jours avant son décès, Philippe “Zdar” Cerbonesch­i nous recevait au Motorbass Studio. Avec Hubert “Boombass” Blanc-Francard, ils évoquent Dreems, le cinquième album de CASSIUS, qui embrasse avec grâce une house intemporel­le. Vingt ans après 1999, paru en pleine hype French Touch, ils évoquent la célébrité, leurs ambitions et leur style de vie.

Pour Dreems, vous êtes allés très vite, un contraste après les cinq ans consacrés à Ibifornia.

Philippe Zdar — Avec Ibifornia, la montagne a accouché d’une souris. J’ai dit à Hubert : “Arrêtons de se faire chier, enregistro­ns un album en six semaines.” Au final, on aura mis trois mois.

Hubert Boombass — On a tiré la leçon. On est dans une époque où il est bon d’être rapide.

Philippe Zdar — On s’est rendu compte que l’on ne gagnait rien à faire traîner nos morceaux. Mieux vaut les sortir vite, même s’ils sont imparfaits. Parfois, en réécoutant Dreems, je m’étrangle : “Quoi, on a laissé passer ça ?” Une heure après, je suis rassuré, je sais que les morceaux sont mortels comme ça. A la réécoute de nos anciens albums, je sens l’effort, les heures passées.

Cela vous laisse des regrets ?

Philippe Zdar — Non, ce cheminemen­t nous aura permis d’arriver à Dreems. Nous profitons de nos erreurs. Le plaisir est là.

Hubert Boombass — On n’a mis personne en danger, on n’a pas ruiné ceux qui avaient investi, au contraire, ils vont tous très bien. L’important est de continuer. Philippe n’arrêtait pas de me dire : “Etre et durer.”

Philippe Zdar — C’est la devise du 3e RIMa, le troisième régiment de parachutis­tes d’infanterie de marine !

Après près de trente ans dans la musique, vous apprenez à lâcher prise ?

Philippe Zdar — Au moment du deuxième album, Au rêve, on prétendait y être arrivés alors que l’on a passé un an sur des détails infinitési­maux.

Hubert Boombass — On en était à s’interroger sur l’intérêt d’avoir une neuvième guitare sur le refrain.

Philippe Zdar — A un moment, tu comprends que l’art, c’est jeté comme du sperme, de la transpirat­ion. En tant que producteur et artiste, je deviens obsessionn­el de la première fois, parce que c’est la vérité. Mis à part 1999 tourné vers les clubs, la musique de Cassius reste inclassabl­e.

Philippe Zdar — On ne veut jamais être dans les modes, ce qui parfois nous dessert. Regarde quelqu’un comme Saint Laurent : il s’est constammen­t réinventé, incompris à certains moments, star à d’autres. Pour 1999, on avait un petit ordinateur et un sampler, pas de quoi enregistre­r une chanson et aucune autre velléité que de produire de la dance. Puis Pro Tools est arrivé, une révolution technologi­que. Cela dit, si l’on cherchait notre point faible, ça serait ce côté inclassabl­e. Quand je rencontre mes potes DJ, ils trouvent certains de nos morceaux injouables.

Hubert Boombass — C’était déjà pareil avec MC Solaar : il ne pigeait pas pourquoi on lui proposait ce genre d’instrument­aux. Cette liberté, c’est chouette…

Philippe Zdar — Mais plein de personnes nous engueulent parce que l’on n’est jamais là où l’on devrait être ! L’autre jour, un mec me dit : “Le soir des Transmusic­ales où vous avez joué en groupe a été un des plus grands moments de ma vie. Mais, depuis, à chaque fois que je viens vous voir, vous êtes toujours en DJ et personne ne chante !” Pour lui, c’est incompréhe­nsible, comme si, lors d’une de ses tournées, Johnny était au clavier… Comment veux-tu que les gens nous suivent ? On a eu trop de liberté, quelqu’un aurait dû nous avertir du contraire. Mais, bon, ce qui nous intéresse, c’est de vivre.

Hubert Boombass — On s’est bien marrés jusqu’à maintenant. Et puis, si on avait vraiment voulu être des stars, on aurait tout fait pour.

Ça n’a jamais été votre but ?

Philippe Zdar — On n’a jamais voulu ça, il faut dire les choses comme elles sont. Moi, je l’ai su très vite. Quand j’arrive à Paris en 1986, je rencontre quelqu’un de très célèbre comme Etienne Daho qui me prend sous son aile. Au bout de deux ans, il part habiter à Londres parce que tout le monde l’arrête dans la rue. Notre but est d’être

des hommes de l’ombre qui créent de la musique. Il se fait que l’on aurait peut-être dû mettre un masque.

Hubert Boombass — Si on avait été américains, vu que l’on était au début de la house française, on aurait aujourd’hui neuf sociétés.

Pourquoi lancer maintenant votre propre label ?

Philippe Zdar — Hubert me bassinait avec ça depuis longtemps. Pour les artistes, c’est le modèle du futur… qui est aussi celui du passé. Partir d’Ed Banger nous rendait triste parce que Pedro Winter est comme un frère, mais, sinon, c’est très excitant.

Pourquoi orthograph­ier Dreems ainsi ?

Philippe Zdar — Par je-m’en-foutisme, pour montrer que l’on reste des branleurs. Pedro nous a dit que l’on avait raison, sur Spotify, il y avait trois cent trente-cinq mille Dreams et pas un seul Dreems. Mais c’était déjà pour la blague.

Sur l’album on retrouve Fame, qui figurait déjà sur la compilatio­n anniversai­re d’Ed Banger Ed Rec 100.

Hubert Boombass — Ce morceau nous a servis de mètre étalon. On a imaginé ce qu’il devait y avoir avant, après, et ainsi de suite. C’est mieux que d’avoir un fatras de chansons parmi lesquelles opérer un tri.

Philippe Zdar — Il fallait trouver à chaque fois les bonnes harmonies. On a aussi acheté des synthés qui nous ont soufflés. Même des gars comme Lionel Messi ont besoin de nouvelles chaussures ! Ça me rappelle cette phrase de Picasso : “Quand je n’ai plus de rouge, je prends du bleu.” Histoire de dire que ce ne sont que des outils. Tiens, j’ai aussi acheté une nouvelle louche, j’ai fait des pâtes, c’était super.

Dreems est une bulle euphorisan­te à l’abri du monde extérieur…

Philippe Zdar — Les artistes sont là pour ça. Vu les choses dingues qui se passent partout, il est grand temps que l’on se remette en mode “on est là pour faire rêver les gens, pour qu’ils sortent la tête du seau.” Ou alors tu enregistre­s American Idiot comme Green Day ou It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back comme Public Enemy. Nous avons pris ce rôle à bras-le-corps, nous sommes obsédés par la belle vie.

D’où l’importance d’avoir un beau studio tel que le tien, Philippe ?

Philippe Zdar — A Motorbass, il y en a pour sept cent mille euros de matos. Avec un bon ordi et des logiciels “crackés”, tu arriveras à pareil pour deux mille trois cents euros, sans assistant à payer, en restant dans ton plumard à fumer des joints. Mais nous sommes de grands maniaques et cherchons l’absolu. Un jour, on nous a montré un coin de bureau avec un ordi et des enceintes : “C’est le studio le plus rentable de l’histoire de la musique.” Quel enfer ! Timbaland a affirmé, avec raison, qu’avec les nouvelles technologi­es, un mec restant six mois dans sa chambre, le casque sur les oreilles, peut avoir un hit. Mais nous voulons que le voyage soit aussi excitant que l’arrivée. C’est pour ça qu’on préfère créer dans un studio en bois comme Motorbass ou que l’on rencontre toujours les artistes avant toute collaborat­ion. On veut bouffer des pizzas avec eux, savoir ce qu’ils ont dans les tripes.

Hubert Boombass — C’est comme lorsque les gens s’étonnent : “Quoi, tu mets deux heures à te faire à manger ?”

Bah, ouais. On adore la cuisine.

Philippe Zdar — On a ce côté gentlemen cambrioleu­rs. Dreems (Love Supreme/Justice/Caroline)

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Hubert Boombass et Philippe Zdar, en 2013
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