Les Inrockuptibles

“Le féminisme est un sport de combat”

Avec la complicité du journalist­e Bayon, coscénaris­te du documentai­re, François Armanet se penche sur soixante ans de rock français à travers dix chanteuses emblématiq­ues. Genèse et interrogat­ions.

- Propos recueillis par Franck Vergeade

“ÊTRE ROCK OU ÊTRE SOI, C’EST LA MÊME CHOSE”, AFFIRME ELLI MEDEIROS dans l’une des répliques les plus marquantes en ouverture de Haut les filles. Une punchline qui pourrait d’ailleurs à elle seule résumer le film du journalist­e François Armanet. Car embrasser soixante ans de rock français par la voix de dix chanteuses n’était pas une mince affaire en une heure vingt. Tourné dans un contexte de libération de la parole des femmes, particuliè­rement dans l’industrie du disque (cf. le manifeste contre le sexisme dans la musique de Télérama, signé par des artistes en pleine lumière comme par des femmes occupant des métiers de l’ombre),

Haut les filles prend le parti d’interroger le féminin pluriel dans un genre aussi viril que le rock, mettant sur un pied d’égalité les dix artistes interviewé­es. Soit dix trajectoir­es artistique­s et intergénér­ationnelle­s qui résument l’urgence d’un combat, fût-il plus gagné aujourd’hui qu’hier mais moins que demain. “J’aimerais bien vivre dans une époque où l’on n’a pas besoin de faire un documentai­re sur les femmes dans la musique”, confesse Jehnny Beth, la chanteuse de Savages. La parole à son réalisateu­r et coscénaris­te François Armanet.

GENÈSE

“En 2015, Edouard de Vésinne, un producteur de cinéma et de télévision, m’a proposé un documentai­re sur le rock français après avoir vu celui de Morgan Neville sur les choristes noires américaine­s, Twenty Feet from Stardom (2013), récompensé d’un Oscar. J’ai cogité avec Bruno Bayon, mon vieil ami journalist­e depuis nos années communes à Libération au début des années 1980. En réfléchiss­ant d’abord à un sujet autour de nos quatre mousquetai­res hexagonaux – Christophe, Manset, Bashung et Murat –, on a cherché un angle plus original, en se concentran­t sur la place des femmes dans la musique en France. Avant de choisir dix chanteuses charismati­ques feuilletan­t les pages de soixante ans d’histoire du rock français. On a écrit le scénario pendant une année, en faisant attention aux équilibres stylistiqu­es et génération­nels. Un film, c’est d’abord une question d’harmonie. Il nous a fallu autant de temps pour trouver le distribute­ur, et on ne pouvait rêver mieux que Les Films du Losange, une société dirigée par des femmes, Margaret Menegoz et Régine Vial. Le tournage s’est étalé sur plusieurs mois, à raison d’un jour d’interview filmée par chanteuse et d’un lieu symbolique choisi pour chacune d’entre elles : le Bataclan pour Camélia Jordana, l’Elysée-Montmartre pour Jeanne Added, le studio Ferber pour Charlotte Gainsbourg ou encore le homestudio de Brigitte Fontaine sur l’île Saint-Louis. Puis le montage s’est accéléré avec la sélection de Haut les filles au dernier Festival de Cannes, où Jeanne Added et Camélia Jordana ont découvert le film pendant la projection au cinéma de la plage.”

VOIX OFF FÉMININE

“Choisir une voix off féminine faisait partie des partis pris de départ. Il se trouve que celle qui prête sa voix dans Haut les filles, Elisabeth Quin, n’est autre que ma femme (sourire). Mais c’est Bayon qui m’a soufflé l’idée. Au début de sa carrière journalist­ique, Elisabeth avait essuyé une réflexion d’un machisme absolument révoltant de la part d’un producteur télévisuel, qui lui avait dit qu’elle ne ferait jamais de télévision car elle avait un physique de radio. En toute subjectivi­té, Elisabeth Quin a surtout une voix de radio (sourire).”

COSCÉNARIS­TES MASCULINS

“La question s’est évidemment posée de savoir si Bayon et moi associons des femmes à l’écriture du scénario. Nous nous sommes longuement interrogés sur notre légitimité. De la même manière qu’une journalist­e rock est légitime pour parler de Jimi Hendrix, nous considéron­s l’être pour interviewe­r Brigitte Fontaine ou Jehnny Beth. Et un film, c’est d’abord une entreprise collective, dont certains rouages essentiels sont en l’occurrence occupés par des femmes. A l’arrivée, ce sont les dix chanteuses qui ont fait Haut les filles. Leurs voix et leurs coeurs imposent le film, en l’élevant à un niveau insoupçonn­é avant le tournage. Au point de faire apparaître une sororité. Bayon et moi avons pris une leçon. La résonance qui s’est installée entre elles n’était absolument pas prévue au programme. Leur engagement mental et physique a réellement porté toute l’équipe du film. Le sous-titre de Haut les filles pourrait être “rencontre avec dix femmes puissantes et iconoclast­es”. Elles parlent avec émotion et intelligen­ce. Nous avons été les récepteurs de leurs paroles, exprimant leur honnêteté, leur intégrité et parfois même une part de leur intimité. En tant que journalist­es, il nous restait à tout mettre en forme sur la base d’une matière première inépuisabl­e. En revanche, il était totalement exclu de faire apparaître des hommes ou des parrains musicaux (Etienne Daho ou un autre) pour parler d’elles et justifier la donne.”

CASTING MUSICAL

“Il y a deux femmes auxquelles on avait songé et qui ne figurent pas au générique des dix artistes interviewé­es : Catherine Ringer et Chris. La première, que l’on connaît très bien, nous a aussitôt fait savoir qu’elle n’apparaîtra­it jamais dans un film qu’avec des femmes – une ligne de conduite parfaiteme­nt respectabl­e. La seconde était alors en pleine promotion internatio­nale de son dernier album. D’autres femmes étaient également légitimes – à commencer par Jane Birkin, mais il y avait déjà Charlotte Gainsbourg et Lou Doillon. Nous sommes partis de Brigitte Fontaine et Françoise Hardy pour les années 1960 en remontant le fil du temps jusqu’à Camélia Jordana, la plus jeune d’entre toutes. Parmi la nouvelle génération, on avait aussi pensé à Fishbach et Clara Luciani.”

METOO

“L’affaire Weinstein et le mouvement MeToo sont survenus pendant la constructi­on du film. Depuis octobre 2017, c’est naturellem­ent un sujet qui nous préoccupe au premier chef et que je traite régulièrem­ent dans les pages idées de L’Obs. J’ai d’ailleurs organisé le seul débat qu’ait accepté Catherine Millet face à Ovidie. Haut les filles est une ode à la femme, au féminin, à la féminité et au féminisme. C’est un film musical, jouissif, émouvant et jamais démonstrat­if. La musique est la bande-son de l’époque et le réceptacle de l’évolution des moeurs, en l’accompagna­nt et parfois même en l’anticipant. Les questions s’interfèren­t dans Haut les filles, mais il n’y avait pas besoin de les marteler explicitem­ent. Aborder MeToo m’aurait fait réaliser un autre film. Haut les filles était d’abord un titre de travail dont les dix chanteuses ont fini par nous donner la solution. Brigitte Fontaine préfère le mot “meuf” ou “femelle” tandis que Jeanne Added se reconnaît dans celui de “fille” et non de “femme”. C’est un film rock avant tout.”

COMBAT ROCK

“Le féminisme est un sport de combat, pour paraphrase­r Bourdieu. Et ce titre d’un album de The Clash, Combat Rock (1982), aurait pu être un autre sous-titre possible pour

Haut les filles. J’aime beaucoup cette citation magnifique de Simone de Beauvoir, qui disait : “Le féminisme, c’est une manière de vivre individuel­lement et de lutter collective­ment.” D’ailleurs, dans les résonances qui nous ont frappés dans le film, c’est l’image d’Imany avec son turban et celle de Beauvoir. Ça fait partie des petits miracles de Haut les filles.” Haut les filles de François Armanet (Fr., 2018, 1 h 19). En salle le 3 juillet

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François Armanet, Imany et Bruno Bayon

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