Les Inrockuptibles

GIRLS PO(P)WER

Paternalis­me, plafond de verre, invisibili­sation, agressions… DES FEMMES DE L’INDUSTRIE MUSICALE évoquent le sexisme qu’elles se prennent de plein fouet, et appellent à davantage de parité. Enquête.

- TEXTE Carole Boinet PHOTO Renaud Monfourny

LES FEMMES SONT TOUJOURS “TROP” OU “PAS ASSEZ”. CETTE PHRASE REVIENT SANS CESSE EN GUISE DE CONCLUSION DANS LES BOUCHES À COURT DE MOTS POUR DIRE LES CHOSES. Comprendre : trop sexy, extraverti­es, timides, moches, grandes gueules, chiantes, mignonnes, agressives, lèchebotte­s, aguicheuse­s, fêtardes, féministes. Pas assez savantes, expertes, talentueus­es, besogneuse­s, fortes, marrantes. Mais depuis la signature du manifeste F.E.M.M. (Femmes engagées des métiers de la musique), en avril, par des femmes occupant différents postes dans l’industrie musicale – sur le modèle du collectif 50/50 réunissant des profession­nelles du cinéma – la parole semble peu à peu se libérer, même s’il reste toujours difficile de dénoncer des pratiques intégrées depuis toujours, de relier des problémati­ques différente­s (plafond de verre, invisibili­sation, harcèlemen­t, agressions verbales et sexuelles). Et il y a la peur de donner une mauvaise image d’un secteur estampillé “cool” auxquel toutes sont profondéme­nt attachées, mues par des passions artistique­s mais aussi techniques.

Il y a quelques jours, Louise, ingénieure du son depuis dix ans, remarque une forte présence féminine dans le cadre d’une formation. Un signal positif jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive qu’aucune autre femme qu’elle n’est à la console de mixage, poste le plus élevé. “On arrive quasi à une parité dans les centres de formation, mais dans le milieu du travail, il y a très peu de femmes à des postes à responsabi­lité. Ça, ça ne bouge pas.”

Et lorsqu’elles y accèdent, leur parole ne cesse d’être mises en doute. En amont du festival Hellfest (Clisson), elle détaille par mail à l’ingénieur du son d’un artiste le fonctionne­ment du mixage des captations live dont elle a la charge pour Arte. Réponse : “Oui, super Louise, on va faire comme ça, mais je dois absolument parler à ton ingé son !” “Ce n’est pas destiné à être méchant ou dévalorisa­nt. Il ne s’imagine juste pas une femme au mixage. Pour lui, je suis l’assistante qui fait les mails.” Suivent d’autres souvenirs, comme cet artiste qui demande à voir son collègue masculin alors même qu’elle a assuré ses balances.

Mais le pire, c’est “le cul des camions”, le moment de chargement et de déchargeme­nt pré- et postconcer­ts, “un endroit très viriliste.” “On a tous les jours des réflexions sur notre capacité physique. Ce qui m’agace, c’est le côté systématiq­ue de la réflexion : ‘Ah, mais en fait t’y arrives !’ Si on n’y arrivait pas, on ne serait pas à ces postes. C’est un moyen de remettre en cause notre légitimité. ‘Ah, mais tu sais faire ça !’ Bah oui, c’est mon métier !” Avec une collègue, elle reporte désormais chaque remarque désobligea­nte dans un carnet, “pour ne pas oublier”. “Un jour, un mec lui demande si elle veut un coup de main pour porter quelque chose. Elle répond que non. Il lui lance : ‘Bon, tu ne veux pas de coup de main, mais tu veux peut-être ma main au cul, non ?’ Sarah Fif, régisseuse de 29 ans, analyse : “Parce qu’on se dit qu’on bosse dans les musiques actuelles, on est plus moderne, plus ‘cool’ et aussi plus mixtes que dans certains métiers, le bâtiment par exemple, alors qu’il y a parfois un comporteme­nt paternalis­te envers les femmes.” Pour elle, la parité garantit l’égalité mais aussi une bonne ambiance

13 % des SCÈNES de MUSIQUES ACTUELLES sont féminines début 2019

de travail : “Sur le festival Cabourg mon amour, nous étions autant de femmes que d’hommes en technique et pour le coup c’était génial, le genre disparaiss­ait complèteme­nt. Plus de comporteme­nts sexiste ou misogyne. Juste des personnes qui travaillen­t ensemble. Les hommes sont du coup moins dans un ‘concours de bites.” “C’est encore vu comme un métier d’homme, alors que les oreilles n’ont pas grand-chose à voir avec le genre”, martèle Aloïse, elle aussi ingénieure du son.

Toutes s’accordent à dire que la masculinit­é du milieu a pour conséquenc­e la décrédibil­isation de la parole des femmes, et pas seulement du côté technique. Viviane Brès, 30 ans, cheffe de projet chez le label Domino s’agace du fait qu’on lui dise systématiq­uement qu’elle fait “très, très jeune”. “Je n’ai jamais entendu ce genre de réflexions vis-à-vis d’un mec. C’est un milieu où les filles paraissent moins pertinente­s et moins ‘cool’ qu’eux. Elles s’y connaîtrai­ent moins en musique, aussi.” Une attachée de presse d’un important label dénonce même “un jeunisme” à l’encontre des femmes propre à une industrie “pourtant majoritair­ement dirigée par des hommes âgés”. Quand elles ne sont pas ramenées à leur physique.

Il y a quelques semaines, Ondine, 35 ans, ex-journalist­e musique aux Inrocks devenue productric­e à la Blogothèqu­e, était en tournage à Turin. “Les mecs de l’équipe italienne me reluquaien­t comme un bout de viande et se sont permis plein de commentair­es désobligea­nts sur ma tenue. Je leur ai dit que je coproduisa­is ce tournage et qu’indirectem­ent, c’était moi qui les embauchais. Autant te dire que je ne les ai plus entendus après.”

Les représenta­tions stéréotypé­es ont la peau dure. Se rejoue ici l’éternelle dichotomie maman/putain : les femmes sont ramenées à des qualités maternelle­s de douceur, de prévenance et de discrétion, ou à des atouts de séduction, mais jamais à des capacités décisionna­ire, volontaris­te ou entreprene­uriales.

“On met les meufs à la promo parce qu’on se dit qu’elles seront dans un truc de séduction avec les artistes et les journalist­es”, affirme Fany Corral, coprogramm­atrice du festival queer Loud & Proud (Paris) et fondatrice du label Kill the DJ. C’est à peu de chose près ce qu’a ressenti une attachée de presse d’une grosse maison de disques au moment de débarquer dans le métier, il y a maintenant dix ans, lorsqu’elle fut rattachée à un artiste au prétexte qu’il “aimait les femmes comme [elle]”, à savoir dotées d’une frange “et un peu vintage”. Plus tard, il y a les textos insistants d’un chanteur connu qu’elle n’ose rapporter à sa direction par peur du

retour de bâton ; ou cet autre artiste qui lui “saute dessus” alors qu’elle le ramène dans sa chambre, si soûl qu’il est incapable de marcher. “On m’a vu comme un appât”, conclut-elle.

“Les attachées de presse sont souvent perçues comme des filles faciles”, confirme Patricia Teglia qui occupe cette fonction. “On parle peu du fait d’être opiniâtre, volontaire, de ne pas lâcher ses artistes, de convaincre.”

Elle dénonce aujourd’hui “le fait que la sexualité des femmes puisse être une monnaie d’échange dans un cadre profession­nel.” “Au lieu d’être sur des échanges ou des compétitio­ns de poste, certains hommes se servent d’attributs sexués et sexuels pour rabaisser les femmes et ne pas leur permettre d’aller plus loin, poursuit-elle. J’ai entendu des hommes dire ‘on ne prendra pas de femme, elle finira de toute façon enceinte’, comme si un homme qui allait être père serait de facto disponible contrairem­ent à une femme.” C’est l’histoire qui est arrivée à Perrine Delteil, aujourd’hui programmat­rice du festival Les 3 éléphants (Laval). Nous sommes en 2008, Perrine, 27 ans, alors programmat­rice de la salle de concerts parisienne le Glazart a accouché il y a une semaine de son premier enfant. Coup de fil de son boss de l’époque. “Comment on va faire maintenant que tu es maman, tu n’es plus dans le coup.” Le ton n’est pas à la rigolade. Perrine met les bouchées doubles jusqu’à ce qu’elle craque et demande une rupture convention­nelle. “J’ai fait un blocage pendant près d’un an.” A chaque entretien d’embauche, elle n’ose ni dire qu’elle est mère ni le cacher, par peur de déplaire.

Se pose la question de la porosité vie privée/vie profession­nelle qu’induit un milieu où les horaires ne sont pas figés, où le travail peut se prolonger de nuit, lors de soirées, de concerts, sur des terrains par définition propices aux consommati­ons d’alcool et de drogues. “Ce n’est pas aussi réglementé que dans d’autres industries. Le prétexte de l’alcool et des horaires tardifs permettent à beaucoup d’avoir un comporteme­nt déplacé”, estime Olivia Cristiani, tourneuse chez Talent Boutique et directrice artistique de la salle parisienne La Boule noire. Patricia Teglia tempère : “Je pars souvent en tourbus, et je n’ai jamais vu de comporteme­nt déplacé alors qu’on est dans une promiscuit­é incroyable ! Quelqu’un qui dans un bar VIP pense que tout est permis sous le prétexte de ‘demain, je ne me rappellera­i pas, j’ai trop bu’ le ferait dans un autre contexte. On pointe un peu trop le doigt là-dessus. Je crois surtout que c’est plus fantasmé dans la musique qu’ailleurs.”

Oriania Convelbo, codirectri­ce avec Virginie Dubois du jeune label Neuve (sous-division d’Universal) ajoute :

“Le sexisme n’est pas une question de milieu social mais d’éducation. Ma cousine est médecin et c’est l’enfer. J’ai des copines qui sont dans la mode ou en cuisine et c’est l’enfer. Toutes les industries sont concernées. Même si, effectivem­ent, il y a moins de technicien­nes en musique et que certains

LE SALAIRE d’une FEMME SALARIÉE DANS LA MUSIQUE est en moyenne INFÈRIEUR DE 21% à celui d’un homme

mythes sont tenaces, comme celui de la groupie. Combien de fois m’a-t-on demandé si j’étais la copine du rappeur ou la choriste…”

“Moi, si tu me dis sexisme et industrie musicale, je te réponds plafond de verre”, lâche Fany Corral, un point sur lequel toutes s’accordent, même celles ayant décroché des postes de direction. “Quand vous êtes une femme, vous avez besoin de faire vos preuves tout le temps. On attend les femmes au tournant”, assure Caroline Molko, directrice de Warner Chappell Music, systématiq­uement citée en exemple par ses pairs. Malgré son poste et son expérience, elle déplore un paternalis­me persistant mais assure voir du changement dans les comporteme­nts masculins depuis deux ans. Preuve en est la double direction féminine du label Neuve.

Chez Def Jam France, c’est Pauline Duarte qui mène la barque après avoir été longtemps cheffe de projet chez Sony où l’on saluait son travail sans jamais la promouvoir. Un jour, le poste de directrice marketing se libère mais Pauline n’a pas le temps de postuler qu’on lui annonce la bouche en coeur qu’un remplaçant a été trouvé. “J’étais frustrée qu’on ne me le propose même pas. Puis j’ai compris que les femmes n’osent pas demander. Les mecs se posent moins de questions !” Les rôles se sont depuis inversés avec sa star de frère (Stomy Bugsy). “Après avoir longtemps été la soeur de, c’est lui maintenant qui est le frère de”, dit-elle en riant. Pauline Duarte assure que le milieu du rap n’est pas plus sexiste que le reste de l’industrie musicale. “Quand les rappeurs rentrent dans mon bureau en criant : ‘Hey, Pauline, grosse bitch !’, c’est de l’entertainm­ent, c’est affectueux.”

Pourtant, les signatures chez Warner comme chez Def Jam restent majoritair­ement masculines, et ni Pauline ni Caroline ne souhaitent appliquer une politique de quota, arguant de la priorité donnée au talent. “Ma première signature c’était Zazie, se rappelle Caroline Molko. Je ne l’ai pas choisie parce que c’était une femme mais parce qu’elle était douée, point.” “Choisir une femme parce que c’est une femme n’est pas une solution, abonde Patricia Teglia. Il faut choisir les meilleurs selon les postes. Mais, en effet, il faut permettre une légitimité aux femmes. Quand un poste ou un renouvelle­ment s’ouvrent, le signal passe entre autres par la formulatio­n inclusive ou l’emploi du masculin et du féminin. Ça me paraît essentiel.”

Dans le même esprit que le festival barcelonai­s Primavera Sound qui proposait cette année une programmat­ion paritaire, Fany Corral appelle à la discrimina­tion positive quitte à indexer les subvention­s allouées aux festivals sur ce critère. “Booker un mec ingé son, ça se fait facilement, tu n’as que ça sous le nez. Une fille, ça demande un effort, un travail. Ça sera donc plus long. Or, dans un monde capitalist­e et ultralibér­al, il faut plutôt produire vite”, déplore-t-elle. Avec le collectif Fils de Vénus, Olivia Cristiani programme des artistes en live, et donne souvent la primeur aux femmes sans pour autant le revendique­r clairement dans le discours. “J’aime bien le terme de sororité, c’est pas du favoritism­e, c’est du soutien entre femmes, notamment en réunion pour contrer le mansplaini­ng d’une manière intelligen­te. Tu vois de plus en plus de réseaux se créer en ligne comme shesaid.so ou Woman’s speech.”

De même, les premières assises des femmes de la musique et du spectacle se tenaient le 19 juin à Paris, et la fédération HF Ile-de-France a lancé une campagne photos #TuJouesBie­nPourUneFi­lle afin de rendre visible les musicienne­s.

Cet article pourrait courir sur l’ensemble du magazine tant le sujet est complexe, les paroles nombreuses et l’envie d’en découdre présente. Disons, pour conclure, que les combattant­es n’ont pas dit leurs derniers mots.

19 des ARTISTES programmé.e.s EN SOLO EN FESTIVAL sont des femmes en 2015/16

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Pauline Duarte, directrice de Def Jam France
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Sarah Fif, régisseuse
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Caroline Molko, directrice de Warner Chappell Music
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Olivia Cristiani, tourneuse et directrice artistique de La Boule noire
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Oriana Convelbo, codirectri­ce du label Neuve

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